Depuis quatorze ans et ce jour de Noël où il décida de plier définitivement les gaules, le 25 décembre est devenu à mes yeux le Vic Chesnutt Day.
J’ai eu la chance de croiser Vic plusieurs fois, et d’avoir pu tenir avec lui des conversations d’une très douce intensité, dont le tendre souvenir revient régulièrement me visiter. Je n’ai jamais fait partie de son cercle de proches ; je ne l’ai même jamais espéré, ni voulu. Ce que je sais, en revanche, c’est qu’à travers l’exercice de l’interview, qui favorise parfois des formes inattendues de connivence, qui peut ouvrir et refermer des parenthèses fraternelles d’une éphémère mais inoubliable profondeur, Vic, à chacune de nos rencontres, eut l’extrême gentillesse de me recevoir dans l’intimité de ses pensées et de son univers sensible.
Dans la communauté pas toujours désintéressée des musiciens, il fut l’une des personnes les plus authentiquement généreuses, les plus sincèrement accueillantes qu’il m’a été donné de rencontrer – des adjectifs qui, avec lui, retrouvaient cette saveur et ce relief premiers dont ils sont si souvent privés, notamment à force d’être rincés sous le filet d’eau tiède des hommages officiels. De toute évidence, Vic avait décidé de ne plus se laisser abuser par la comédie sociale, les délires de représentation, les désirs maladifs de reconnaissance. Vers ceux qui le croisaient, il tournait le visage lumineux – une lumière de veilleuse, une lumière de fanal, une lumière soucieuse de se projeter dans son plus juste espace – d’un homme merveilleusement désillusionné. Je veux dire par là : libéré du poids des illusions dont le monde des prétendus adultes juge si souvent bon de s’encombrer. Pour être passé dans sa jeunesse par le feu de l’excès, et pour en avoir très durement payé le prix (pour rappel : à 18 ans, ivre mort, il envoya sa bagnole au fossé et perdit à jamais l’usage de ses jambes), il s’était forgé une sorte de sagesse nue et modeste, presque enfantine tant elle semblait renouer avec un instinct de vie primitif.
Par les détours d’un hasard auquel, comme toutes les âmes avançant en âge, je commence à ne plus croire (car le vieillissement a ceci de bénéfique qu’en élargissant le champ de nos expériences sensibles, il augmente aussi notre faculté de recul et notre probabilité de les voir se relier entre elles), je suis retombé ce jour sur un ouvrage de Pétrus Borel, Champavert, contes immoraux, acquis il y a bien longtemps et dont je n’avais jamais lu que le préambule. C’est à lui que je suis revenu m’abreuver une fois encore, et à ces toutes premières phrases – les seules dont mon cerveau avait gardé une trace assez sûre : “C’est toujours un pénible emploi que celui de détrompeur, c’est toujours une pénible corvée que celle de venir enlever au public ses douces erreurs, ses mensonges auxquels il s’est fait, auxquels il a donné sa foi; rien n’est plus dangereux que de faire un vide dans le cœur de l’homme.”
Par sa voix, par ses chansons et par l’absence totale de rouerie qui les caractérise, Vic le détrompeur a, je crois, ce don d’ouvrir en nous, au creux même de l’écoute, un dangereux vide de cette nature. Ce vide, en quelque sorte, fait le ménage, balaie en nous toutes les scories des musiques superflues et des engouements mécaniques dont une vie de mélomane peut aisément s’encombrer. Et ce vide, naturellement, crée instantanément une forme de vertige – un déplacement du sensible. Mais à mon sens il n’a pas pour dessein de provoquer ou de déstabiliser gratuitement l’auditeur. Ce trouble, et le tremblement qui en résulte, Vic Chesnutt en fait au contraire un espace habitable ; comme un asile de fortune, ou bien l’une de ces cavités ou failles naturelles qui permettent au marcheur égaré de se mettre à l’abri du grand vent et du froid. C’est comme si, sur le seuil de l’immense majorité de ses chansons, Vic Chesnutt nous disait : “Ok, cet endroit est sans doute le dernier où, en temps normal, vous auriez envie de faire halte pour la nuit. Mais voyez comme l’horizon s’obscurcit, sentez tout ce qui nous menace alentour, écoutez comme le ciel et la terre grondent : venez, entrez donc, je vais vous aider à aimer ce refuge et à y rester malgré tout.” Pour résumer cela, son ami réalisateur Jem Alan Cohen a trouvé une métaphore si bien tournée que je me demande pourquoi je me suis péniblement contraint à aller en inventer une autre : “Si vous prenez la navette qui longe le bord du Grand Canyon, vous pouvez entendre le chauffeur annoncer : « Prochaine station, l’Abysse… » – et ce n’est que le nom d’un arrêt sur la corniche. D’une certaine façon, pour moi, la musique de Vic fait écho à cela ; il y la douceur de l’annonce, un guide de confiance, et sur votre gauche, la béance du gouffre.”
Chaque 25 décembre est donc pour moi l’occasion de retrouver ce chemin-là. J’y accède non pas par la seule réécoute de ses enregistrements, mais par une reprise de l’une de ses chansons. C’est devenu un rituel domestique annuel, une cérémonie de peu cachée dans les coulisses du grand barnum de Noël. Hier, le choix s’est porté sur Glossolalia, tirée de l’album North Star Deserter [on peut, si l’on veut et peut, écouter le résultat ici]. Comme c’est souvent le cas avec Vic, le temps du déchiffrage se fit en deux phases très contrastées : une poignée de secondes suffit pour coucher la grille d’accords ; de bien longues minutes et patientes réécoutes furent en revanche nécessaires pour saisir l’horlogerie prosodique dissimulée sous cette pièce d’artisanat apparemment rudimentaire. Car aussi brute semble-t-elle, la chanson, chez Vic Chesnutt, est un art que la simplicité ne diminue jamais. Dans sa gorge se trament des articulations complexes entre paroles et musique, toute une symphonie personnelle de respirations et de râles, d’arrêts et de reprises, de ralentissements et d’accélérations, de courbes sinusoïdales et d’inflexions imprévisibles. Avec une insoupçonnable virtuosité et sûreté de main (de voix), il conduit sa caravane poético-mélodique brinquebalante sur un circuit plein de chicanes et d’embûches, que vient relever par instants l’irruption de mots incongrus qui – comme chez son ami Kurt Wagner de Lambchop – sont normalement proscrits dans toutes les académies de songwriting. Dans Glossolalia, ce sera par exemple, ce redoutable enchaînement “But I bask in a beautiful byproduct from/Twisting torque of dichotomy”, ou encore la soudaine apparition exotique de ce “raison d’être” qui, braillé à pleins poumons comme un cri de guerre, surgit en plein cœur de la deuxième section.
C’est pourquoi, avec Vic, je dois m’astreindre à une discipline que je ne pratique quasiment jamais : décrypter note à note, souffle après souffle, montée après descente, la ligne et le phrasé de son chant, et respecter scrupuleusement ce carnet de route. Ne jamais s’éloigner des traces qu’il a laissées.
Car chez lui, le chant, tel qu’il le pose, tel qu’il l’imprime, n’est pas une simple étoffe décorative venant habiller le corps de la chanson : c’est à la fois son épine dorsale et sa colonne d’air, c’est ce qui la tient debout et la fait respirer.
Pour expliquer cela, Vic aimait à invoquer une forme d’arithmétique interne, comme il me l’avait confié dans l’un de nos entretiens : “Je pense à la musique constamment. Comme si c’était des mathématiques, du calcul mental. J’adore la façon dont les notes s’empilent, s’additionnent.” Reprendre les chansons de Vic, c’est retourner à la source des opérations secrètes et des jeux d’équations qui les constituent.
Et c’est ainsi, en ajustant le prisme imparfait du souvenir à celui, autrement précis, de l’exercice de la reprise, que nos conversations passées se rejouent et se prolongent. Un fil se renoue, que la mort de Vic Chesnutt n’a pas brisé, et qui ne se brisera pas tant que la mienne ne sera pas advenue. Dans le périmètre exigu mais amical de la chanson, nous discutons, encore, lui et moi. En cela, une reprise est finalement assez proche ce qui se joue dans l’espace de la mémoire : contrairement à ce que nous pourrions croire parfois, nous n’y sommes jamais seuls. Nous y dialoguons, toujours, avec tout, avec ce que le temps a englouti mais dont il n’a pas réussi à nous déposséder complètement : êtres, choses, paysages, sons, ambiances, parfums, ombres, beautés, effrois. A l’improviste souvent, à bâtons bien rompus, nous dialoguons, oui, avec tout ce qui a disparu et qui, par surprise, revient s’inviter à notre table.
[Ci-dessous, une guirlande guitaristique enroulée autour de la voix de Vic, enregistrée lors d’une conversation à Munich le 14 septembre 1998 – montage réalisé le 7 novembre 2011]
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