“Quand il y a quelqu’un que je connais, que j’aime, et qu’il ou elle trouve la mort…
J’ai à ce moment la pulsion, souvent très très forte, peut-être pas tout de suite, mais après un moment
de deuil, d’écrire quelque chose sur elle ou sur lui. Combien de fois ça m’est arrivé…
Et ça ne m’arrive pas comme “Tiens, voilà un sujet !” On ne cherche jamais les sujets, ce sont les sujets qui nous cherchent. Et si, un jour, les sujets ne me cherchent plus, je serai très content, et je ferai des dessins et de la moto. Mais après un mort, souvent il y a un sens d’obligation. Pour qui ? Pas pour l’être mort : pour lui, c’est mieux de prier, peut-être. Mais moi, je ne crois pas aux prières pour les morts, ça ne m’a jamais convaincu. Pour les vivants, oui. Je crois que l’obligation n’est pas pour quelque chose, mais contre quelque chose. Je crois que c’est une obligation contre l’oubli.
Peut-être même contre l’oubli chez soi-même.”
[John Berger en 1989 dans l’émission À voix nue sur France-Culture]
En dépit des apparences que, bien malgré lui, il se donne d’emblée, ce blog n’a pas pour unique vocation de saluer les amis que le vent a emportés ; et l’homme du dessous, s’il s’est affublé de ce surnom, ne sous-entendait pas pour autant que sa seule besogne serait d’aller inspecter une à une toutes ces souterraines dépendances sentimentales dont, au fil des deuils, l’au-delà l’a généreusement gratifié. Seulement voilà : il se trouve qu’aujourd’hui, dans la boîte à courriels, est tombé le message d’un auteur italien qui, travaillant actuellement sur une biographie de Gianmaria Testa, a envoyé à son sujet, et au sujet de ce qui nous relia lui et moi, une bordée de questions. Et en s’envolant vers moi, et en soulevant avec elles la poussière du souvenir, ces questions ont à nouveau dévoilé – et mis à nu dans toute son étendue – ce grand territoire d’absence que la disparition de Gianmaria a, pour beaucoup, ouvert en mars 2016. Le genre de page blanche sur laquelle la pensée trouve aisément matière à courir tout son soûl.
Dans un livre paru en 2020 aux éditions L’Écarquillé, Portraits – John Berger à vol d’oiseau, emprunté hier à la bibliothèque de la Part-Dieu par ma glaneuse bien-aimée et ouvert pour la première fois aujourd’hui, j’ai trouvé à ce propos une éclairante poignée de mots, chapardés dans la postface de l’éditeur Samuel Delerue : il y est évoqué “ce lieu sans date où les vivants et les morts cohabitent. Ce point du temps où s’écrit toute vie.”
Je ne vois pas comment circonscrire plus précisément ce que le champ de l’écriture peut rêver d’être – au moins par instants, et parmi d’autres ambitions tout aussi élevées. Alors ce soir, un verre de vin blanc à portée de main et dans l’ivresse nébuleuse que la mélancolie consent à autoriser, je porte encore un toast à Gianmaria, en reproduisant ci-dessous le texte que, à l’été 2016, j’écrivis pour le volumineux livret du coffet Gianmaria Testa – En studio, regroupant les sept albums qu’il nous a légués ; et j’y adjoins quelques photographies prises dans ses terres natales des Langhe, le jour même où elles le réaccueillirent en leur sein.
“Un après-midi de septembre 2003, à la terrasse d’un petit café – aujourd’hui disparu – du Vieux Lyon. Il flotte dans l’air une douce vibration, portée par une lumière où se mêlent l’or et la nacre. L’atmosphère est propice à un moment de partage et d’amitié ; une brise légère semble en souffler le vœu. Et justement, pour l’exaucer, Gianmaria est là, assis à mes côtés, profitant d’une courte escale entre son Piémont natal et Paris pour s’arracher à la course des hommes. Le temps d’un verre, face à la rue piétonne mouchetée de passants, nous nous octroyons la liberté de nous tenir ensemble au bord du monde, immobiles et attentifs, inutiles au nombre mais précieux l’un pour l’autre. Comme toujours avec Gianmaria, la conversation se tisse de mots calmement filés et de silences pesés, trame naturelle dans laquelle s’efface spontanément l’empreinte de nos fonctions respectives (lui artiste, moi journaliste). Et lorsque je l’invite finalement à évoquer son cinquième album, Altre Latitudini, dont la sortie est annoncée pour le mois suivant, c’est avec son habituelle et désarmante franchise qu’il me répond. “Honnêtement, je ne sais toujours pas quoi en penser. Tu peux me dire à quoi ça rime, aujourd’hui, de sortir un disque de chansons d’amour comme celui-là ? Il y a un tel décalage avec le monde, avec tout ce qui peut nous préoccuper collectivement. C’est pour ça que je tiens à réserver mon jugement. Le temps dira si un tel travail valait la peine d’être accompli.”
Ces quelques phrases cristallisent, je crois, l’exigence avec laquelle Gianmaria Testa a écrit ses chansons, charpenté son œuvre discographique et, plus largement encore, conduit son existence. En peu de mots, elles en disent long sur ce que peut être un honnête homme. C’est-à-dire une conscience au travail qui, dans la fragile et inestimable richesse du doute, trouve une force motrice, un guide, et même une morale. Une conscience en marche qui, pour gagner quand même un peu de certitude sur son chemin, s’en remet à la justice – ou plutôt à la justesse – immanente du temps qui passe, cet allié sûr si intraitable avec ceux qui cèdent à la tentation de la banalité, et si bienveillant avec ceux qui accomplissent leur ouvrage avec cœur et intelligence. Voilà, au-delà même de toute considération esthétique, ce que j’entends dans les sept albums studio laissés par Gianmaria : la beauté tremblée d’un poète qui a remis son âme, ses paroles et ses gestes, tout son bagage de sensations et de pensées, entre les mains souveraines du temps. Et qu’a fait le temps depuis que Gianmaria lui a légué son bagage poétique ? Il ne s’en est pas seulement saisi, il ne l’a pas seulement conservé, et aimé, et choyé : il n’a cessé d’en souligner la noblesse vraie, d’en exalter l’humble grandeur.
En 1995, au moment de la sortie de Montgolfières, le critique des Inrockuptibles Gilles Tordjman, dans le premier article français d’envergure consacré à Gianmaria Testa, évoque des chansons “qu’on pourrait fredonner à la coule, pour marquer l’air d’une présence discrète et paresseuse : le contraire de la puissance”. Et c’est effectivement sans faire usage de la force que cette musique et son auteur entrent alors dans notre cercle sensible – pour ne plus jamais le quitter. Gianmaria, on l’entend et le comprend tout de suite, n’est pas homme à vouloir en remontrer à ses contemporains, à hausser le ton et à gesticuler pour s’accaparer leur attention ; il ne l’a jamais été, il ne le sera jamais. Fils de fermiers piémontais, il porte en lui cette pudeur propre aux habitants des campagnes qui – comme l’évoquera le titre de son deuxième album, Extra-muros – “ne se sentent pas marginaux mais mal à l’aise, pas à la hauteur, pas vraiment à leur place, sauf lorsqu’ils sont derrière les murs de leur ferme”. Cette sobriété fondamentale, Gianmaria l’a si naturellement ancrée en lui qu’il l’a transformée en art personnel. Telle une source vive, elle irrigue et féconde toute son œuvre. Car, comme chez Giuseppe Ungaretti, Jean Follain ou Izet Sarajlic, son refus du bavardage et des effets de manche est évidemment le contraire même de la sécheresse ou de l’avarice. Chez Gianmaria, viser l’essentiel est un acte de générosité, et même d’amour. C’est offrir à ce frère humain qu’est l’auditeur la possibilité de recevoir chaque chanson dans la pleine mesure de sa “petite vérité”. “Je n’écris et ne chante jamais une chanson pour essayer de faire seulement une belle chose, me dira-t-il un jour. Je cherche à chanter l’émotion qui l’a générée.”
Dans ces sept albums studio, il n’est pas une note, pas une mélodie, pas un modelé de phrase, pas une inflexion vocale, qui se dérobe à cet impératif-là. Et c’est pourquoi chacune des chansons qu’ils contiennent porte en elle une intensité de tous les instants – qu’elle s’inscrive dans le registre de la gravité ou de la légèreté, qu’elle relève de l’épure ou de la bigarrure sonore, qu’elle puise dans les traditions de la chanson italienne, de la habanera, du jazz, du tango, du folk ou du rock, qu’elle se penche sur les splendeurs vertigineuses du monde sensible ou sur le récit embrouillé des destinées humaines. Des arabesques limpides de Montgolfières à la poignante mosaïque de Vitamia, des saisissantes eaux-fortes de Da Questa Parte del Mare (qui, en 2006, se confrontait déjà à la question des migrations de masse) aux splendeurs nues de La Valse d’un jour, Gianmaria s’y révèle comme un virtuose de la nuance : le maître sans esbroufe d’une simplicité élaborée qui, avec une infinie variété d’approches, exploite les mille et unes ressources de la suggestion, de l’évocation. Ce qui explique sans doute pourquoi un auditeur comme moi, amoureux fou de la langue italienne mais piteusement incapable de la comprendre et de la parler, a pu éprouver le sentiment instantané d’être en terrain familier. Nous avons été nombreux, en France comme sous d’autres latitudes, à ressentir cet effet de connivence immédiate, de connexion viscérale avec l’œuvre de Gianmaria. C’est qu’en vérité, Italien ou pas, on ne découvre pas ces chansons : on les reconnaît, comme on reconnaît ces inconnus dont on sent, dès le premier contact, le premier regard, le premier échange, qu’ils seront les compagnons d’une vie, des compagnons de toujours.
A l’époque de la sortie d’Extra-muros, j’avais écrit dans un article que, dans ses chansons, Gianmaria transcrivait comme nul autre “ce bonheur déchirant, cette indicible fièvre de se sentir vivant, pénétré, éprouvé par le monde, et cette envie inquiète de pouvoir, de savoir le dire”. Je ne sais pas vraiment ce que vaut cette formule ; mais le fait est qu’aujourd’hui, je n’en trouve pas d’autres. Et je me plie bien volontiers à la sagesse de Gianmaria, et de ses disques, qui recommande de ne pas en rajouter, jamais… Vingt ans1 ont passé depuis que je l’ai rencontré. A chaque fois que je réécoute l’une de ses chansons, je revis la fraîcheur de la toute première fois, relevée par ce sel particulier qui est celui des retrouvailles. Ce goût singulier, ce goût incomparable, c’est le goût de toute longue amitié, de toute amitié éternelle, de toute amitié par-delà le temps et la mort. C’est que ce Gianmaria, comme à tant d’autres, m’a donné ; et qu’il continue de me donner.”
- Vingt-sept désormais… ↩︎
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