[Illustration tirée du livre de Noam Courtois, Les oiseaux, qui peut être commandé sur le site de Librairie sans titre.]
Le texte qui suit a été écrit – et légèrement remanié pour ce blog – pour introduire le premier épisode d’une série de “conférences-récits” intitulée Éloge des oiseaux rares, que j’ai imaginée pour l’Opéra Underground. Il a eu lieu le 5 janvier dernier à l’Amphi de l’Opéra de Lyon, et était consacré à la figure, l’œuvre et la très logique et implacable trajectoire vers le silence du musicien anglais Mark Hollis ; les deux prochains rendez-vous s’intéresseront à la musicienne Vashti Bunyan (le samedi 9 mars 2024 à 11h) puis au cinéaste Jacques Rozier (le mercredi 22 mai 2024 à 18h30). Je précise que si je tiens à accoler au terme “conférence” celui de “récit”, c’est en partie par désir d’atténuer sa dimension doctorale quelque peu ronflante, le côté “auguste magistère” qu’il recouvre. En l’occurrence, il s’agit ici davantage de transmettre et de traduire oralement la matière toujours vibrante de quelques existences singulières qui ont attiré mon attention. Et, ce faisant, de partager les expériences intellectuelles et sensibles qu’elles contiennent : celle des artistes en question, comme celle des consciences qui en sont les témoins. Mais si j’utilise le mot “récit”, c’est aussi pour le plaisir d’épouser la pensée d’un autre spécimen d’oiseau rare vers lequel je reviens beaucoup ces temps-ci, à savoir John Berger. Lequel, en 1984, confiait ceci : “Rétrospectivement, je me dis que même lorsque j’écrivais sur l’art, j’étais en fait dans la position du conteur – celui qui perd son identité en s’ouvrant à la vie des autres.”
Comment donc ? On pourrait se dissoudre voluptueusement en cultivant la subjectivité de son regard ? Se perdre avec bonheur en entretenant une forme de curiosité obsessionnelle à l’endroit du monde, de ses contours les plus saillants et de ses habitants les plus vivants ? Voilà une sorte de paradoxe qui, sans doute, relève en bonne partie du fantasme – et d’un idéal quasi érotique de fusion avec tout ce qui, au cœur de l’âme, peut aiguiser ses intérêts et ses désirs. Mais si c’est un fantasme, alors cela rend d’autant plus plaisante l’ambition de le poursuivre. À fortiori dans un temps où l’expression de soi dominante répond à (et répand) la logique exactement inverse : celle qui, traversant la quasi totalité des corps sensibles, sociaux ou politiques qu’on voudra bien prendre la peine de considérer, consiste à se réduire à une catégorie immédiatement identifiable et affichable, c’est-à-dire à l’un des signalements, l’une des bannières ou l’un des uniformes mis à disposition par le très florissant marketing de l’individu. Autrement dit : tout nous incite à figer pour de bon la si fragile argile, cette si précieuse pâte meuble, toujours à remodeler, qui fonde la richesse et justifie l’existence même des êtres en mouvement que nous sommes. Qu’on se dise réactionnaire ou progressiste, partisan de l’ordre ou rebelle, militaire ou militant, importe peu, en fin de compte : l’essentiel est d’obéir à l’injonction d’embrasser un destin de potiche cuite à point, vernissée et incassable, finie, étiquetée, exposée et fière de l’être – puisque valorisée dans les vitrines où l’air du temps construit son épuisant commerce.
Se mettre dans la peau du conteur, qui se fond donc jusqu’à se perdre dans l’histoire des autres, c’est repousser cette injonction au durcissement de soi que partage avec une véhémente passion tout ce que le monde actuel peut étaler comme pouvoirs et contre-pouvoirs officiels. Et pour enfoncer ce clou, qui a donc pour bel effet de lézarder nos identités au lieu de les consolider, voici encore quelques mots de John Berger. Ils sont tirés de l’avertissement qui introduit un copieux recueil – déjà cité dans une entrée précédente de ce blog, Portraits – John Berger à vol d’oiseau, paru en 2020 chez L’Écarquillé (la citation précédente est également issue de ce remarquable ouvrage) : “Mais que se passe-t-il lorsque j’écris ou tente d’écrire sur l’art ? Après avoir vu une œuvre d’art, je quitte le musée ou la galerie où elle est exposée et je pénètre humblement dans l’atelier où elle a été réalisée. Et là j’attends, espérant en apprendre un peu sur l’histoire de sa fabrication, sur les espoirs, les choix, les erreurs, les découvertes implicites qui font cette histoire. Je me parle à moi-même, je repense au monde à l’extérieur de l’atelier et je m’adresse à l’artiste, que je connais peut-être ou qui est mort il y a plusieurs siècles. Quelquefois, quelque chose qu’il fait me répond. Il n’y a jamais de conclusion. Parfois, c’est un nouvel espace qui nous laisse tous les deux perplexes. Parfois, c’est une vision qui nous coupe le souffle à tous deux, comme on a le souffle coupé juste avant une révélation. Ce que cette approche et cette pratique apportent, c’est au lecteur de mes textes d’en juger. Je ne peux rien en dire moi-même. Je suis toujours dans le doute. Mais je suis sûr d’une chose : de ma reconnaissance pour l’hospitalité bienveillante de tous ces artistes.”
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[Éloge des oiseaux rares, introduction à la conférence-récit sur Mark Hollis] :
Pourquoi, à l’endroit de ces figures, utiliser donc l’appellation oiseaux rares ? Eh bien parce que dans le jardin artistique auquel on a coutume de les associer, elles ne se distinguent pas seulement par un ramage ou par un plumage remarquable, mais aussi par des modes de pensée, de création ou de production particuliers, qui bien souvent tranchent avec le tout-venant – ou le tout-volant, si on tient absolument à filer la métaphore aviaire. Mais aussi parce qu’il s’agit en général d’artistes discrets, plus concentrés sur leur ouvrage que sur leur image ; assez peu, voire pas du tout, animés par l’esprit de compétition ; et, enfin, plutôt parcimonieux dans leurs apparitions. On tient d’ailleurs là trois des caractéristiques majeures de la relation à la musique et au monde de Mark Hollis : la discrétion ; la concentration sur le métier et sur rien d’autre ; l’indifférence totale à jouer des coudes avec ses contemporains.
La conséquence logique de ce fonctionnement, c’est que ces oiseaux rares sont bien souvent déphasés avec les codes, la logique et aussi le rythme de production imposés par l’industrie à laquelle ils sont censés être affiliés – que ce soit la musique (dans le cas de Mark Hollis, ou de Vashti Bunyan), ou le cinéma (dans le cas du réalisateur Jacques Rozier). Et ce n’est évidemment pas un hasard si je cite en priorité ces deux mondes-là : ce sont ceux qui, avec les artistes, se montrent clairement les plus tyranniques, ou en tout cas les plus directifs en la matière.
Au-delà de la qualité propre de leurs œuvres, ces oiseaux rares sont donc aussi des cas dignes d’intérêt parce que leur contribution à l’histoire relève par nature – et pas forcément par volonté ni par programme – d’une radicale remise en jeu et en question des usages, des pratiques, des stéréotypes qui sont à l’œuvre dans leurs disciplines ; et, partant, d’une remise en cause ou en perspective de notre vision même du monde.
Bien sûr, avec de tels caractéristiques, il est très tentant de les qualifier d’individus “hors norme” – Mark Hollis a du reste régulièrement été décrit ainsi. Moi-même, plus souvent qu’à mon tour, je me suis laissé – et me laisse parfois encore – aller à cette facilité rhétorique, par pure paresse, par manque d’inspiration. “Hors norme”, ça sonne toujours bien, ça ne mange pas de pain, et ça donne l’impression de situer illico ce genre de personnages – dans une sorte de périphérie et d’originalité forcément révélatrices de ce qu’ils sont.
Le problème, c’est que cette appellation, en vérité, ne signifie pas grand-chose. Pire : elle a même l’effet inverse de ce que, modestement mais sûrement, j’aimerais imprimer à travers cette série “Éloge des oiseaux rares”. Pourquoi ? Parce que la notion de norme m’a toujours semblé extrêmement spécieuse et discutable, et elle l’est donc aussi pour ces artistes-là ; étant entendu que chacune et chacun d’entre nous, je crois, se fait sa propre idée de la norme. La norme, c’est une sorte de fantasme, et c’est une pure convention. La norme, c’est comme la pensée unique : tout le monde ou presque est d’accord pour la fustiger, mais personne, en utilisant cette expression toute faite, ne désigne la même chose. (Et du reste, si on prend les mots pour ce qu’ils signifient vraiment, il faut bien se rendre à l’évidence qu’une pensée unique, c’est formidable. Une pensée unique, ce n’est pas une pensée banale, passe-partout ni convenue : c’est au contraire une pensée sans égale, seule au monde – unique en son genre. Si l’on me dit que telle ou telle de mes pensées est unique, je peux donc légitimement me sentir flatté et être le plus heureux du monde.)
Réduire cette parentèle d’artistes au cliché très commode du “hors norme” n’est donc ni satisfaisant ni juste. Il y a en outre derrière cette appellation un petit côté “pathologisant” assez pénible. C’est un autre travers, également assez courant, propre à ceux qui, souvent avec les meilleures intentions du monde, veulent exalter et mettre en exergue la singularité de telle ou tel artiste : recourir à un vocabulaire flirtant avec celui de la psychiatrie – “Ah ! lui, écoute-moi ça, il est complètement barré !“, “Ah, dis donc, elle, dans ses chansons, elle est vraiment borderline !”, etc. Autant de qualificatifs affectueux dans la bouche des amateurs de musiques “pas comme les autres” (autre expression fourre-tout), mais qui se révèlent in fine assez stigmatisants et totalement réducteurs.
Ce qui me semble plus intéressant – et Mark Hollis vient précisément nous interroger à cet endroit-là –, c’est de considérer que ces oiseaux rares se façonnent leur propre norme, par le fruit de l’expérience, de l’apprentissage, de la curiosité, de l’ouverture au monde. Et que, tout au long de leur vie, ils ne cessent jamais de la travailler, de la recomposer, de l’affiner et de la questionner. Sans relâche ni relâchement. Pour, d’une certaine façon, ne jamais se perdre de vue, mais également pour ne jamais oublier que nous sommes tous, par essence, par nature, par la force des choses aussi (et notamment du temps qui passe), des êtres en mouvement, en évolution permanente, qu’on le veuille ou non ; que ce soit pour aller vers notre pic de splendeur ou vers les abîmes de notre décrépitude. Notre identité même est un mouvement perpétuel, inarrêtable – contrairement à cette idée assez répandue aujourd’hui, qui tend à penser qu’elle peut être figée et essentialisée, réduite à un seul caractère, une seule particularité, un seul trait distinctif.
À la lumière de ces très simples constatations, il me semble donc tout à fait normal d’être un oiseau rare. Ce qui distingue les artistes de cette série, et Mark Hollis en est encore une fois un parfait exemple, ce n’est pas tant qu’ils soient des oiseaux rares – car nous le sommes potentiellement tous, individuellement. Ce qui les distingue, c’est qu’ils assument de l’être, sans même le clamer haut et fort, en tirer la matière d’un argument publicitaire, d’une doctrine, d’une profession de foi ou que sais-je. Ce sont des oiseaux rares parce qu’ils ne savent pas être au monde autrement et qu’ils n’en démordront donc plus. En cela, dresser un éloge des oiseaux rares, c’est si l’on veut, dresser un éloge de la “singularité normale” – une formule qui, en l’occurrence, n’a rien d’un oxymore et relèverait plutôt du pléonasme, lui aussi totalement assumé.
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