Pas de site dédié et abondamment documenté. Pas de label indé en vue pour les vendre. Pas de rumeur plus ou moins organisée. Pas d’articles tissés à grand renfort de superlatifs-qui-vont-si-bien dans l’e-presse qui compte ou dans tel blog en vogue. Pas de référencement sur Discogs… S’intéresser aux quatre jeunes gens regroupés sous le nom de Siamese Goldfish, c’est, de manière pour le moins inhabituelle, quasi surannée, progresser pas à pas, à la lumière du crible sensible qui nous sert de torche, au cœur d’une expérience musicale qu’aucun signal périphérique ou presque ne vient parasiter. Tout au plus sait-on qu’ils étaient récemment – et sont peut-être encore – étudiants du côté de Syracuse, New-York (le berceau de Lou Reed et de Peter Falk, nous rappelle Wikipédia). Ou encore qu’ils s’appellent Davin Anthony, Christopher Dame, Lucas Gascon et Jonas Stinziano, si l’on en croit une page Bandcamp dont l’horloge s’est arrêtée en 2021 et à la sortie d’un premier album, When The Sea Swallows the Sand, défendu par ce simple texte en forme de post-it : “Tout au long de l’année écoulée, nous avons vraiment travaillé dur, en enregistrant par intermittences quand nous avions le temps et l’argent. Tout a été écrit dans une cave, et nous pensons que c’est vraiment bien, surtout si vous aimez Talk Talk, Slint et d’autres groupes de ce genre. Bonne écoute !”
Daté de 2022, un deuxième long format, We Saw the Floodlights, traîne sur certaines plates-formes. Il faut bien dire qu’il a l’air assez désœuvré, assez peu visité. Comme pour son prédécesseur, je dois avouer ne pas lui avoir prêté grande attention.
Le troisième album s’intitule Portrait With Oranges, et depuis un bon mois, celui-là, en revanche, ne cesse de tourner et de se retourner dans mes esgourdes – un peu comme un dormeur mal embouché s’agitant dans un lit défait.
Tombé au moment où 2023 rendait ses derniers râles, Portrait With Oranges a été enregistré en une semaine dans une maison vide d’Ottawa. Maigreur des indices, encore une fois. Seul compte le passage à l’acte – et la trace qu’il laisse. S’en échappe, presque incidemment, une musique sans véritable ancrage temporel (elle pourrait nous parvenir de la fin du XXe siècle comme d’un futur indistinct) mais pas tout à fait sans généalogie. Talk Talk, Slint, vraiment ? Pourquoi pas, oui. Ces deux noms feront tout aussi bien l’affaire que d’autres blazes qu’on pourra pareillement s’amuser à jeter à la volée – par exemple, et presque au hasard, Television, Sun Kil Moon, Gastr del Sol, Jim O’Rourke (et un peu de Felt aussi, ici et là, dans la voix du chanteur).
Mais tout ça ne suffit pas à cerner le trouble permanent que cette musique provoque, et qui tient évidemment à bien autre chose qu’à un simple traçage de pedigree. C’est qu’elle distille un peu partout une humeur que la jeunesse, quand elle entreprend de s’illustrer en musique, partage assez rarement avec autant d’inspiration au cœur : une sorte de fatigue constitutive, dont le charme opère d’autant plus qu’elle agit bien davantage comme un moteur que comme un frein. Une fatigue vagabonde et conquérante. Une fatigue d’aventurier. Une fatigue d’inventeur qui ne compte pas ses heures de veille ni de recherche. Une fatigue qui provoque de ces fourmillements de pensées, de ces jaillissements de trouvailles comme on n’en connaît jamais lorsqu’on pète insolemment la forme. Le genre de fatigue qui, au bout d’un très long chemin, quand sont dépassées depuis longtemps les forces que nous consentons communément à déployer, nous enjoint curieusement à aller plus loin encore, à pousser encore un peu plus la carcasse, à voir ce qu’il peut bien y avoir encore devant, tout devant, derrière la toute dernière extrémité.
La fatigue comme source d’inspiration ? Oui, c’est bien ça, ici, partout.
Quand on entend d’entrée de jeu l’instrumental Ove, ses arpèges de guitare évasifs, sa batterie qui donne le tempo en battant quand même un peu de l’aile, ses soufflants plus ou moins identifiables (un sax, une trompette, une vague clarinette, un simili-flutiau) qui sifflent et crissent comme de vieux genoux, quand on entend ce travelling d’ouverture brinquebalant mais fier, on songe aux deux, trois premiers films de Jarmusch : ceux qui puisaient leur énergie dans l’épuisement de New York, de Cleveland, de la Nouvelle-Orléans, du bayou, de tout ce nouveau monde prématurément vieilli, perclus de rhumatismes mais beau à crever – beau à force de ne jamais en finir de crever.
Dans Portrait With Oranges, tout ce qui suit ce générique de début évoque une cavale anti-héroïque dans un terrain vague hérissé de tessons, de tôles rouillées et de chardons séchés. Traversée épique et 100 % artisanale, périple où sans cesse l’oreille à la fois s’émerveille et s’écorche, et s’émerveille d’aimer autant s’écorcher à tout ce qui traîne ici et là. Il y a ces sons de guitare secs et ronceux qui partout se repiquent et se disséminent. Ces harmonies (instrumentales ou vocales) rugueuses comme une barbe de trois jours qui s’en foutrait bien d’être mal taillée. Ces dissonances étincelantes, ce chromatisme flottant, cette philosophie naturelle du laisser-aller. Ces ponts branlants mais saisissants de beauté, sur lesquels on s’avance le cœur fumant. Ces bifurcations mélodiques qui nous mettent bien le vertige au dedans. Ces ruptures de ton à angle droit qui, avec une très féroce assurance, cisaillent parfois une chanson en deux pour la rendre plus belle encore (comme l’infernalement surprenante Surrogate Side ou la formidingue Brother Bring me Near, tube tordu à mains nues dont la coda instrumentale trace une somptueuse diagonale du fou). Cette justesse folle qui éclabousse tout alors que, partout, elle ne semble pourtant se gagner qu’à la va-comme-j’te-pousse. Cet amateurisme ultra-éclairé qui n’a peur de rien, jamais, et surtout pas de tout tenter, comme de gravir en chaussettes trouées cet album en forme d’Everest crevassé et éboulé, plein de faces nord imprenables. Et que dire de la grâce pas du tout tempérée de tous ces instruments (violoncelle, banjo, claviers, trombone, xylophone… et même basson ?) qui tout au long du disque tiennent de flamboyants seconds rôles, instruments que le groupe a visiblement accordés avec les pieds et dont il joue sans avoir consulté le moindre mode d’emploi – et c’est d’une beauté à couper le souffle, ou plutôt à réduire le souffle en confettis.
Voilà un peu ce qu’est Portrait With Oranges, ce miracle d’imagination malpolie, de poésie brute instantanée : un Luna Park bricolé, des montagnes russes en allumettes, un beau manège en chantier dans lequel on a plus de chance d’attraper le tétanos que le pompon – et quelle extase ce tétanos fait-il courir dans nos veines !
D’une fraîcheur indéfectible, la musique de Siamese Goldfish semble s’inventer dans l’instant même où on l’écoute : elle porte l’empreinte immédiate du présent et de l’espace qu’elle traverse. Mais à peine surgit-elle qu’elle paraît donc comme frappée d’érosion, oxydée, élimée aux entournures, rongée par on ne sait quel principe chimique. Et cette corrosion de surface ne la dégrade pas : au contraire, elle est sa gloire, sa patine poétique, l’apparat qui la sublime. Comme si, par contraste, elle accusait la vitalité du geste, la mobilité d’esprit, le souffle créatif permanents qui l’animent par en-dessous. C’est un peu comme si on tenait là la version la plus gracieusement épuisée, la synthèse la plus superbement éreintée, la somme tremblée de toute une histoire du rock savant qu’obsède l’attention à la forme, à la structure. Siamese Goldfish, c’est du prog-rock en version fleur sauvage, du post-rock qui aurait poussé au milieu d’un carré d’orties, du math-rock dont les équations seraient réinventées, transfigurées par le génie collectif d’un gang de cancres.
Seul membre du quatuor à être visiblement un peu actif sur les réseaux, Jonas Stinziano est, assez étonnamment, un utilisateur plutôt assidu de TikTok – on peut retrouver ses publications ici. C’est un garçon au visage encore enfantin, que barre une belle paire de binocles, et dont l’essentiel des partages consiste à égrener la recension de ses dernières lectures – Toni Morrison, T.S. Eliot, Virginia Woolf, Vladimir Nabokov, Cormac MacCarthy, Gabriel Garcia Marquez… – et à lister les groupes et musiciens qu’il vénère – de Talk Talk à Slint, donc, en passant par The Microphones, King Crimson, Tom Waits, quelques groupes de death metal ou les méconnus Kayo Dot.
Alors se dessine ici, à l’un des endroits les plus improbables de la toile numérique, cette ultime évidence : la musique de Siamese Goldfish, c’est bel et bien de la musique d’étudiants, oui. Qui, de l’étude, auraient retenu ce qu’on en retient normalement lorsqu’on s’y est adonné une vie entière : non pas un savoir colossal, non pas des pots entiers de culture à étaler complaisamment partout, mais de la poussière amoureuse.
Cette poussière, dans Siamese Goldfish, recouvre tout.
PS – Comme souvent face à une beauté qui ne se laisse pas apprivoiser facilement, il m’a fallu ouvrir un livre pour essayer de mieux la comprendre. Un livre qui, à mes côtés, semblait me tendre ses pages pour m’offrir un peu d’aide. Le livre qui, alors, se trouvait à mes côtés, c’était en l’occurrence ce grand, massif et merveilleux ouvrage intitulé Les Beaux gestes, qui conte et feuillette vingt ans de vie de la compagnie Baro d’evel – cet esquif poétique aussi tremblant que souverain gouverné par Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias, que nous accueillerons dans quelques jours à l’Amphi de l’Opéra avec son spectacle La Cachette. Et voilà les mots sur lesquels je suis tombé, page 288 : “Cette exploration qui crée de la fatigue, elle est nécessaire parce que c’est le choix qui vient à nous de lui-même, dans la matière. […] On met en marche un processus mais on finit par le suivre : on rend sa part de responsabilité au processus même. C’est en ça que l’épuisement est une méthode. […] On recommence parce qu’on sent que ce n’est pas fini, qu’il y a encore à faire. On est traîné ou tiré par le désir, par la nécessité, par le rêve, par la projection. Et aussi par l’intensité, par la vibration. Je crois que c’est ça qui nous fait continuer.”
Voilà. Merci Camille, merci Blaï. Ce sont en très large partie les mots que je cherchais précisément, et qui m’ont aidé à mieux écouter cette musique. Car c’est bien cela, aussi, qui tire et inspire Siamese Goldfish.
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