C’est pleine nuit. Dehors, la ville a le souffle coupé. Il y règne sans partage le silence si particulier de l’entre-deux-fêtes – un silence à l’épaisseur inimitable, reconnaissable entre mille autre silences. Même les grands imbibés aux hurlements de putois qui, habituellement, finissent la nuit en roulant jusqu’au bas des Pentes de la Croix-Rousse, semblent avoir avalé leur langue. Il n’existe pas d’autre moment de l’année où la rue se tait autant, et aussi longtemps, jusqu’à point d’heure – ou plutôt : au point qu’il n’y a plus d’heure. Plus tard, au matin très lentement ouvert, la rue restera encore ainsi, comme tarie, un lit sec, pierreux, qu’aucune coulée humaine ni aucun flux de véhicules ne viendra remplir. Plus rien n’y passe, et cette absence de passages fait que le temps social, lui-même, s’absente. Il s’est oublié, évanoui – mais ne nous inquiétons pas, il reviendra bien assez vite à lui.
C’est pleine nuit, et le salon refroidi s’est gorgé de tout le silence alentour. Le voilà propice aux études secrètes et aux contemplations évasives. A peine allumée, la lampe penche son feu jauni sur l’ouvrage qui, la veille au soir, s’était assoupi sur le plan de travail ; elle le sort lentement de sa torpeur, et moi avec. Sur le radiateur adossé sous la fenêtre, j’avais, avant le coucher, disposé une quinzaine de livres, comme un autel chargé d’icônes ou de talismans. Le compositeur catalan Frederic Mompou (1893-1987) trône au centre de toutes ces breloques, censées fonder une sorte de communauté d’esprits. Il en est en tout cas la figure tutélaire, car c’est bien autour de lui, et de plusieurs bouquins qui lui sont consacrés, que j’ai convoqué tout ce petit monde.
Cette installation domestique, je l’ai appelée l’“autel des impassibles”. C’est ainsi que je vois et qualifie les membres de cette assemblée, parce que toutes et tous, dans leur rapport au monde, me semblent faire acte de “présence lointaine” – selon les mots employés par l’un des plus grands admirateurs et exégètes de l’œuvre de Mompou, Vladimir Jankélévitch. Il y a là ces deux archers précis et pas très commodes que sont le Henri Michaux des Poteaux d’angle et le Robert Bresson des Notes sur le cinématographe. Il y a les pages qu’Emily Dickinson a écrit depuis son propre affût, dardant vers nous son regard perçant pas très loin d’Exister, ce perchoir au panorama imprenable sur lequel est posée cette vieille chouette de Jean Follain, l’homme qui a su réconcilier l’impavide et le fulgurant. Il y a les Œuvres d’Alejandra Pizarnik, qui n’était pas, je crois, d’un caractère foncièrement impassible mais qui, comme Mompou, fut grande lectrice de Saint Jean de la Croix et traça des lignes qui ne se forgent guère que dans le repli des espaces intérieurs – des choses comme “Je ne suis rien d’autre qu’un dedans” ou “Quelqu’un qui dort en moi / me mange et me boit”. Il y a deux géants du Nord ratatinés par la vieillesse, Tarjei Vesaas et Tomas Tranströmer, suspendus au souffle court de leurs tout derniers poèmes, pas loin du Georges Perros de J’habite près de mon silence ni de Lucien Becker qui, comme Robert Walser même si pour d’autres raisons, décida pendant les 23 dernières années de sa vie d’être aussi intensément au monde qu’il l’était jusqu’alors, mais sans plus écrire une seule ligne. Il y a, un peu en retrait comme toujours, splendidement isolés, et donc pour moi frère et sœur dans la splendeur même de leur isolement, Un homme qui dort de Perec et La maison disparue d’Adelheid Duvanel. Il y a aussi là le DVD du volet de “Cinéastes de notre temps” consacré à Aki Kaurismäki, et celui de Stranger than Paradise de Jarmusch. Et puis tous ceux qui n’ont pas pu venir sur la photo, mais qui sont bel et bien membres honoraires et pour l’éternité de ce cercle de “présents lointains” : Robert Mitchum, flanqué de son seul véritable et incontestable héritier alsacien André Wilms, Erik Satie, Buster Keaton, Astrud Gilberto, Rose Ausländer, Patty Waters, Jeanne Lee, Klaus Michael Grüber, les personnages des films de Stéphane Lafleur, Raymond Carver, tant et tant d’autres encore… Mais leurs esprits flottent bel et bien par là, tout autour.
Si je les ai convoqués là, c’est avant tout parce que leur présence m’encourage : ils m’aident à organiser une pensée à peu près digne de ce nom, tandis que je m’applique vaille que vaille à emboîter les dernières pièces d’un texte-puzzle très finement intitulé Mission impassible, que je lirai le samedi 6 janvier lors d’une soirée dédiée à Mompou, et programmée à l’Amphi de l’Opéra de Lyon dans le cadre de la semaine “Retour vers le silence” conjointement imaginée par L’Opéra Underground et Superspectives. La soirée reposera avant tout sur l’interprétation, rare et donc forcément précieuse, par François Mardirossian de l’intégralité de Musica Callada, le grand-œuvre pianistique de Mompou – et ma redoutable besogne consistera à glisser au milieu de ce magnifique service 28 pièces un récit et quelques réflexions qui, autant que possible, n’en ébrèchent (voire n’en fracassent) pas la beauté.
L’idée de ce texte m’est venue il y a six ans – une simple note de quelques lignes, retrouvée dans mes carnets, m’indique que c’était dans les tout premiers jours de janvier 2018. Je venais de visionner le film Une vie de bohème d’Aki Kaurismäki, dont une scène en particulier m’avait marqué – sans que je puisse vraiment expliquer pourquoi (j’ai découvert aujourd’hui même, non sans être estomaqué pour le compte, qu’elle fut très précisément la clé par laquelle le réalisateur, alors en plein blocage créatif sur le scénario, déverrouilla soudainement son inspiration et put commencer le tournage1). On y voit le personnage de Rodolfo, le peintre albanais sans papiers interprété par l’un des acteurs fétiches du réalisateur, Matti Pellonpää2, s’activant au ralenti dans son logement miteux et déclarant dans un français phonétiquement énoncé avec un accent à couper au puukko (le fameux couteau traditionnel finlandais) : “Il n’y a plus de café, mais je vais fairrrre une souuupe”. Dans la séquence suivante, il chipe l’os que son chien s’échinait à ronger et le plonge dans une casserole d’eau posée sur le feu. Dans mon carnet, j’en avais conçu ces quelques réflexions : “Ce peu me cause. Ce qu’il trace sur le blanc d’une vie – simple trait, paraphe minimal, signature en croix d’un analphabète du monde – suffit amplement.”
Dans son livre La musique et l’ineffable, Vladimir Jankélévitch évoque le registre de l‘espressivo inexpressif – cher à Satie notamment, mais également applicable à Mompou – qui, sans épanchement ni développement inutiles, sans tirer à la ligne ni sur les larmes, permet in fine “d’exprimer l’inexprimable à l’infini”. C’est sur ce ton-là, me disais-je donc en 2018, qu’il faudrait, sans pathos ni vibrato, sans solennité ni effets de manche, conter la grande histoire si discrète, si distanciée, des impassibles. De toutes celles et tous ceux qui dressent l’éloge d’une pudeur sans manières, d’une vie prosaïque délestée de ses grinçants et pesants rouages dramatiques. Une vie soustraite à l’incessante et tyrannique tentation d’en dire et d’en faire trop ; d’une certaine morale de la lenteur, aussi, postée aux confins de l’inaction. Car l’inaction n’est pas forcément mère ni copine de l’indolence, ni d’une complaisante paresse : elle peut aussi être le ferment d’une intense, quoique indiscernable parfois, acuité de regard. Contempler, c’est encore agir. C’est peut-être même le paroxysme de l’action. C’est agir plus profondément, plus secrètement, mais plus intensément aussi. C’est asservir le corps au double régime de la pensée et de la sensation. C’est se faire page blanche. Devenir un être-page blanche, sur lequel s’imprime, en hachures ordonnées par l’appareillage secret et silencieux de l’œil, du cerveau et du cœur assemblés, la trame du monde – une trame possible du monde.
Avec toutes celles-là, tous ceux-là, la morale, qui semble toute simple (elle ne l’est évidemment pas et se traduit par mille applications possibles), tient donc en deux mots : “mission impassible”. C’est ce que j’entends raconter vaille que vaille samedi prochain. Me voilà dans de beaux draps, desquels j’espère sortir avec dignité. Souhaitez-moi bonne chance, et venez nous encourager sur place si la curiosité vous en dit.
- “Dans la phase d’écriture du scénario, raconte le Snoopy finlandais, j’ai éprouvé les pires difficultés à démarrer l’histoire, alors que je rêvais pourtant depuis quinze ans de filmer cette œuvre. L’équipe était déjà pratiquement à Paris, tout était prêt, et moi j’étais chez moi à regarder dehors par la fenêtre sans rien voir. Et puis, une nuit, j’ai eu la première et dernière inspiration de ma vie. Je m’étais levé, mort de fatigue, pour noter un début d’idée : Rodolfo vole l’os de son chien afin d’en faire de la soupe pour sa bien-aimée, et toute la dramaturgie du film m’est venue d’un seul coup, c’est à peine si j’arrivais à suivre. C’était troublant : en dix ans, je n’avais jamais eu la moindre inspiration et voilà qu’elle flambait pour s’éteindre aussitôt.” [in Aki Kaurismäki de Peter von Bagh, Les Cahiers du Cinéma / Festival International du Film de Locarno, 2006]. ↩︎
- Matti Pellonpää (1951-1995) eut une existence brève dont il faudrait un jour explorer et interroger la maigreur volontaire. C’était un acteur-musicien vivant de peu mais pleinement, un grand mélancolique flegmatique adoptant – pour le coup sans esbroufe ni chiqué – les codes de la vie de bohème : celle-là même qui, selon l’inventeur officiel de l’expression (et auteur du livre du même nom), Henry Murger, consiste à être “plus errant que les nuages” et “à se coucher sans souper, ou à souper sans se coucher”. Jusqu’au bout, il mena selon ses proches (dont les frangins Aki et Mika Kaurismäki, qui l’hébergeaient fréquemment sur le canapé de leur bureau de production) le mode d’existence à la fois radical et foncièrement zen d’un “clochard poli”. Quand on la traduit avec GoogleTranslate, sa fiche Wikipédia finlandaise est une belle pièce de poésie à moitié accidentelle, qui le présente notamment comme “un maître du style de jeu discret et à petite échelle”, avant de préciser : “Il avait un instinct cinématographique naturel et savait exactement quel rôle jouer pour la caméra à un moment donné. Le reste de l’homme dormait. Pellonpää était célèbre pour ses deux regards : vers le bas et vers le haut.” ↩︎
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