{Illustration : Marguerite Martin, août 2024}
Allez, te dis-tu, fais un effort, allez, recolle-toi donc à ce blog. Après trois mois d’inattention soutenue, d’opiniâtre désaffection, tu lui dois bien ça. Trois mois pendant lesquels tu as cultivé avec soin l’art de joindre l’apathie au silence. On pourra au moins t’accorder ceci : ce n’est pas le désir obsessionnel d’envoyer des signes qui t’étouffe.
T’y recoller, donc. Même si, question adhérence, tu es en toute chose plutôt approximatif. Du genre à avoir la ventouse intermittente, le tentacule désinvolte. C’est qu’appartenir à la classe des gastéropodes ne te suffit pas ; il te faut encore pointer au règne des velléitaires.
Allez, recolle un peu, maintenant.
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Est-ce le fruit d’un sortilège biologique ? La marque d’une prédestination dont tu aurais renoncé à comprendre les arcanes ? Toujours est-il que, chez toi, c’est au point du jour, entre loup et chien, que s’ébranle le mieux le petit tortillard de la pensée, et le désir si dérisoire et précieux d’en retranscrire éventuellement la course sur un papier, sur un écran. C’est là, dans les pâleurs encourageantes de l’aube, encourageantes parce qu’à la fois évasives et débarbouillées, vierges encore de signes et de figures, qu’en toi le vieux moteur crachotant de l’écriture daigne se déclencher encore. Comme s’il fallait que la nuit ait au préalable accompli son mécanique travail d’oubli, sa petite entreprise de réduction de la vie d’hier. Comme s’il fallait qu’elle ait bien pris le temps de ramener tous les reliefs de la veille à un maigre tas de braises, et que sur ce reliquat rougeoyant elle ait jeté à petites touches un peu de son huile, pour qu’enfin, en ordre d’abord dispersé, puis un peu mieux organisé, des mots se soulèvent dans des campagnes reculées, se mobilisent depuis l’intérieur de tes terres, depuis l’arrière-pays de ton crâne, et qu’ils progressent péniblement à travers axones, synapses et dendrites, qu’ils colonisent le lobe temporal, qu’ils montent au front. Et c’est là, au bout de cette laborieuse expédition, qui parfois ne mène à rien d’autre qu’à une débandade, qu’ils te retrouvent, toi la sentinelle tirée de son indolence à la naissance du jour – à moins que tu ressembles à l’un de ces vieux généraux qu’on voit dans le vieux cinéma, blanchis par le temps et moulus par les batailles, qui somnolent sous leur tente en attendant que la guerre les rattrape, et que la guerre les lasse encore un peu plus.
Et tu es donc là, face à la horde de mots débraillés, hâves, qui ont traversé les immensités de l’invisible, ont survécu à tous leurs dangers, et te délivrent un message auquel, les cheveux et le maillot de corps froissés, la joue râpeuse et les bretelles pas encore relevées, tu ne comprends pas grand-chose, un message qu’il te faut décrypter, remettre en ordre, remettre en rang, pour que, peut-être, là, au bout, jaillisse au clair un trait de phrase. Oui c’est là, presque toujours à l’aurore, tandis que la nuit et le jour s’échangent une poignée de mains plus ou moins molle, plus ou moins longue, plus ou moins glacée ou chaleureuse selon les saisons, que te visite la demi-grâce d’une phrase drôlement gaulée qui, tremblante, te supplie, pitié, pitié, de l’aider à voguer jusqu’à sa destination, à arriver saine et vive sur la rive de l’écrit.
Et l’ironie, qui est devenue actionnaire majoritaire dans ce capital-vie que tu as fastidieusement amassé, l’ironie veut que ce soit donc fin août, début septembre, que bourgeonne à nouveau en toi ce désir de noircir quelques lignes. Mais fin août, début septembre, mon garçon, c’est précisément le moment où l’aube se fait à nouveau désirer, où elle prend toujours plus son temps avant de venir éclairer la courbe d’un possible récit. C’est le moment où elle commence à se dérober à l’œil des guetteurs qui, comme toi, tombant de leur couche et de leurs songes, s’imaginent naïvement qu’entre la cinquième et la sixième heure un rendez-vous avec elle serait encore envisageable – et avec ce réel qui, à la naissance du jour, n’est pas encore trop allumé, trop révélé, trop saturé de matière. Tu détestes manquer le train de l’aube, mais il y a une chose que tu détestes plus encore : quand le train de l’aube part trop tard, de plus en plus tard, et qu’à l’heure de son départ ton désir s’est déjà étiolé, et qu’il s’est rendormi et ronfle sur le quai.

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Chaque année, tu oublies – ou feins d’oublier – cette absurde et assommante manie qu’a l’été d’agoniser lentement mais sûrement, de distiller goutte après goutte l’âcre liqueur de son dernier râle, de surjouer en l’étirant son ultime révérence. Août est ce mois qui, à chaque instant, te serine jusqu’au fond du ciboulot sa vieille scie, son même air lancinant du “Ah ! retenez-moi, je me meuuuuurs”. Air en sourdine, en loucedé, passé clandestinement sous la couverture rebattue d’un ciel aux motifs binaires, abattant méthodiquement son alternance d’aplats solaires et de trames embrouillées par l’orage, jusqu’à ce que tout cela s’achève – dénouement sans surprise – en matins mouillés et revêches, en brumes rechignées, en soirées coupées court.
L’ironie, qui du haut de son pouvoir veut encore dire son mot, c’est que, chaque année, c’est précisément à ce moment-là, au mois d’août, et dans l’atmosphère de fin de règne qu’il exhale, que t’est octroyée la permission de suspendre le travail extérieur, en société, pour la société – le travail qui n’est pas pour toi, te détourne de toi, t’éloigne de l’étude véritable. C’est quand tout, dans la texture même des heures du jour, part en langueur et en lambeaux qu’on t’accorde la possibilité de te ressaisir, de revenir à toi.
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“Parfois, je m’imagine que je serai l’homme d’un seul et unique livre, et que ce livre, je l’écrirai et l’achèverai en toute dernière instance, in extremis, dans mon avant-dernier souffle”, gribouillais-tu ici il y a quelques semaines. En somme, tu te fantasmes donc comme une sorte d’écrivain du mois d’août (comme on parlerait, peut-être, d’un “peintre du dimanche”).
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Tout bien considéré, ton amour inconditionnel de l’aube est peut-être – à la lumière tremblée de l’âge que tu traverses désormais – la seule concession que tu accordes à la déploration de la jeunesse et de l’enfance perdues. À ceci près qu’il ne t’entraîne pas vers un regret, ni vers une simple culture de la nostalgie, mais bien plutôt vers une quiète célébration des commencements, des recommencements. Ceux-là mêmes qui, insensiblement, par ressassements hypnotiques, préparent en douceur l’instant du dépôt final sur la grève. Recommencer, c’est apprendre, pas à pas, l’art d’en finir. Chaque matin est le brouillon, sans cesse reblanchi, et pourtant imbibé de tous les canevas antérieurs, de cet ultime soir qui finira bien par tomber.
C’est Bill Callahan qui, une fois encore, a tout dit :
Morning is my godmother
Loving me like no other
Yeah, morning is my godmother
Loving me like no other
She comes to me in the setting up
And in the breaking down
She shows me what is infinite
And how it fits within the grasp of man
Yeah, morning is my godmother
Loving me like no other
Morning is my godmother
Loving me like no other
* * *
Tu es parvenu à cet âge où être débordé, dépassé – par la grâce et le talent des plus (ou moins) jeunes, par le rythme des jours, par ta vanité qui court tellement plus vite que toi que tu l’as laissée te semer –, se vit davantage comme un privilège, une sorte de luxe d’un autre temps (un temps que la jeunesse ne conjugue pas, par ignorance comme par indifférence), que comme une infortune, ou une injustice.
C’est là une bien douce fatalité.
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Écrire à l’aube – et, plus encore, ne savoir écrire qu’à l’aube – ne relève pas exactement du hasard. C’est se ficher à l’exact endroit où la conscience de la fin et la conscience du début se joignent, se soudent l’une à l’autre. D’où qu’il existe, sans doute, une connivence naturelle entre l’impuissance d’écrire et la capacité de ne la contourner que dans cet interstice-là, dans cette focale plus ou moins large selon les saisons, sur cette frontière flottante qui sépare et relie tout à la fois la nuit et le jour, le terme et le commencement.
Il existe une autre chanson qui, mieux que tu ne pourras jamais le faire, saisit tout cela. Elle s’intitule La Chaleur, elle est de Bertrand Belin. Elle contient à la fois tout de l’expérience de vivre, et tout de son souvenir volatil. Tout de sa trace, et tout de sa disparition. Tout de l’écriture, et tout de son nécessaire effacement. Enfant, c’est en écoutant et en entonnant Colchiques dans les prés, cette lamentation mystérieusement consolatrice, ce requiem curieusement réparateur des fins d’été, que, frémissant de désir et de désenchantement mêlés, tu t’initias à ce sentiment de cruelle beauté qui escorte nos destinées de mortels. Adulte, tu as prolongé cette formation en te répétant tel un mantra la question posée par le texte de Belin : “Que devient / la chaleur / l’ancienne chaleur / qui accablait les chevaux / et les ponts des cargos ?”.
Aujourd’hui, c’est depuis le territoire évanoui de cette ancienne chaleur que tu as le sentiment de tracer ces mots – comme tous ceux que tu t’escrimes encore à tracer.
{Note finale pour toi-même : puisqu’à chaque occurrence de ce blog, tu ne peux t’empêcher de rouvrir et de compulser l’inépuisable dossier de la mort, peut-être faudrait-il que tu en reconsidères l’objet et la vocation – son intitulé même, L’homme du dessous, finissant par prendre un sens dont tu n’avais toi-même pas conscience initialement : quelque chose comme une sorte de contribution posthume écrite du vivant de son auteur.}


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