[Illustration Marguerite Martin – réalisée en écoutant l’émission Juke-box de France-Culture du 1er juin 2019, intitulée À tire d’aile]
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N’étant pas du genre à contrevenir aux lois suprêmes de l’amitié, nous n’hésitons jamais à convoquer autant de fois que le cœur nous en dit (et donc, si nécessaire, bien plus que de raison) la mémoire, le nom, les paroles et les faits saillants de tous ces trépassé(e)s qui, bien qu’ayant pris la regrettable décision de calancher et de ne plus remplir aussi copieusement qu’autrefois leur enveloppe corporelle, s’évertuent néanmoins, depuis l’état volatil qui est le leur, à conférer une qualité de vibration supérieure à l’air qui nous entoure, et que nous respirons avec une reconnaissante avidité. Depuis qu’en août 2023 il a franchi “la dernière douane” (selon l’expression qu’aimait à employer son ami Nicolas Bouvier), Kenneth White fait partie de ces spectres familiers auxquels nous ouvrons régulièrement, voire constamment, notre table. L’Écossais aux semelles de vent, à la pensée poétiquement ramifiée et à la littérature ô combien portative est de ceux dont nous n’oublierons rien – et notamment pas cette adresse qu’il eut le chic de dédier en 2016 à sa communauté de sympathisants, dans la préface de son recueil Les leçons du vent : “Au lecteur vagabond, qui sait que le vent souffle où il veut, qui sait aussi que, quelle que soit l’ambiance socio-politique de l’époque, la vraie vie est ailleurs, je souhaite, en plus de la jouissance de quelques moments de pur bonheur cosmolittéraire, la perception d’un vaste mouvement de l’esprit.”

Peut-être la réflexion un brin chagrine qui suit n’est-elle que le fruit aigrelet de ma montée en âge, et des fatigues diffuses qui l’escortent. Toujours est-il que s’échiner à percevoir dans le monde environnant ces “vastes mouvements de l’esprit” – et, dans le meilleur des cas, y prendre modestement part – me semble de plus en plus relever de la discipline olympique pour athlètes surentraînés. C’est, disons, pour l’âme, pour le bulbe qui me fait office de cerveau et pour la petite horlogerie imparfaite qui me sert de cœur, une gymnastique de plus en plus difficile à pratiquer, dans un temps où tout semble au contraire nous exhorter à relâcher l’attention, et à nous retrancher dans cette confortable atrophie du sensible qu’entretiennent, entre autres, le robinet mi-hypnotique mi-anxiogène de l’actualité continue, les injonctions débilitantes proférées par les grands prêtres plus ou moins masqués du tout-économique, l’irrésistible remontée de boue brune et puante qui, par le très bas, semble coloniser ce pays de part en part, les joutes bas de plafond et les sinistres règlements de compte entre fadas dogmatiques de toutes obédiences et de tous bords, les polémiques à la petite semaine qui agitent le peuple des réseaux dits sociaux, etc, etc.
C’est là où l’irruption sur notre chemin de Marc Loopuyt apporte un vent de fraîcheur, avec sa silhouette, ses gestes, sa parole et sa pensée parée des atours de l’intemporel. L’intemporel n’étant pas, en l’occurrence, tel ou tel passé sanctifié, mis sous cloche, muséifié, passé devant lequel il nous faudrait tous génufléchir en psalmodiant l’ensorcelant mantra “C’était mieux avant, c’était mieux avant”. Non, l’intemporel, chez Marc Loopuyt, est l’apanage d’un esprit qui, tout simplement, n’a pas oublié de réinjecter dans le présent ce qui le sublime, ce qui en étoffe la matière et en exalte la beauté, à savoir : de la durée et de la perspective. Celles de l’étude, de l’écoute, de l’attention soutenue à toute chose qui, sans jamais cesser de se métamorphoser, trembla hier, tremble aujourd’hui, et tremblera encore demain. Et c’est aussi cette durée et cette perspective qui nous permettent précisément de penser que ce qui était mieux hier peut être encore mieux aujourd’hui, et pourrait être encore et toujours mieux demain.
Marc Loopuyt est musicien, luthiste de classe pour qui les nuances du oud, du tar caucasien ou du rabab n’ont plus de secrets. Chercheur, pédagogue, auteur, il a fait ses universités en roulant sa bosse de l’Andalousie à l’Asie Centrale en passant par le Maghreb et le Moyen-Orient – un parcours qu’il retrace étape après étape, initiation après initiation, dans son tout récent ouvrage Le Voyage, la musique et le fil d’Ariane – de la Méditerranée à la Mer Caspienne1. Mais comme Kenneth White ou Nicolas Bouvier, ou comme avant eux la grande Ella Maillart, il est surtout de cette lignée d’intellectuels-manuels nomades qui arpentent le monde non pas pour collecter de belles cartes postales refourguables à prix d’or sur les marchés de l’édition sur papier glacé, du cinéma documentaire édificateur de masses ou de la world-music pour amateurs de déco Maisons du monde©, mais bien pour perpétuer l’antique, humble et inépuisable noblesse du métier d’apprendre et de ressentir.

Dans la préface de son ouvrage, Marc Loopuyt rappelle ainsi que le moteur de ses aventures pérégrines auront été “une quête de musiques vivantes ou même de vivification par la musique, plutôt qu’une simple boulimie de voyages due à une curiosité dévorante, même si celle-ci ne m’a jamais été tout à fait étrangère.” Rappelant la secousse initiale qui, à l’âge de 15 ans et à l’écoute d’un certain Andrès Garcia, ouvrier aux tanneries de Strasbourg et guitariste de flamenco, le frappa en plein plexus solaire, il ajoute plus loin : “C’est à chaque fois le besoin impérieux d’une certaine couleur vibratoire qui a guidé mes pas et renforcé ma vocation tout en provoquant, petit à petit, la découverte et la rencontre d’une palette de personnalités musicales à la fois très variée dans les styles esthétiques et dans toutes les strates de leur société, mais très constante quant à la réalité d’une certaine distinction artistique et existentielle.”
Voilà pourquoi depuis un demi-siècle, son cheminement, qui épouse bien moins les contours d’une quelconque carrière que la trajectoire oblique et obstinée d’un passeur sachant (qu’il ne fait que) passer, est très logiquement jalonné d’heureuses révélations – pour lui comme pour nous. Parmi celles-ci, il y a un art, qui comme tout le reste ne lui appartient pas mais dont il a su faire son miel autant que l’une de ses sources d’inspiration ; un art qu’il a peaufiné au fil d’une longue et patiente expérience et que, en ce printemps 2025 et pour la deuxième année consécutive, il vient de partager avec nous dans les parcs et jardins de la métropole lyonnaise et dans le cadre de la programmation de l’Opéra Underground : l’art de dialoguer avec les oiseaux.

Et on aurait tort, je crois, de ranger cet art dans la rubrique des simples curiosités ou des lubies insolites. Bien sûr, il y a là quelque chose d’un enchantement, d’un charme au sens magique du terme, mais ce n’est pas un simple tour d’illusionniste ou de marchand de rêves : c’est un art dont la pratique et le savoir qui peut en être retiré devraient être appréhendés avec au moins autant de gravité que tous les chiffres, diagrammes et autres rapports qui, jour après jour, documentent l’effondrement objectif de notre biosphère. Je ne sais pas si dialoguer avec les oiseaux peut sauver le monde, mais ce que je sais, c’est que c’est au moins une réponse, une résistance, un rempart contre cette indifférence au sensible que j’évoquais plus tôt. Ou encore, comme l’écrivait Kenneth White, cette fois dans le texte de présentation de l’Institut de géopoétique qu’il fonda en 1989 : “Il s’agit de savoir maintenant où se trouve la poétique la plus nécessaire, la plus fertile, et de l’appliquer. Si, vers 1978, j’ai commencé à parler de “géopoétique”, c’est, d’une part, parce que la terre (la biosphère) était, de toute évidence, de plus en plus menacée, et qu’il fallait s’en préoccuper d’une manière à la fois profonde et efficace, d’autre part, parce qu’il m’était toujours apparu que la poétique la plus riche venait d’un contact avec la terre, d’une plongée dans l’espace biosphérique, d’une tentative pour lire les lignes du monde.”
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Dans ton propre cheminement et ta propre pratique, comment – et depuis quand – le monde de la musique et le monde des oiseaux ont-ils eu partie liée ? Est-ce une histoire commune que tu peux précisément retracer ?
Marc Loopuyt – L’un et l’autre se sont liés intrinsèquement et mystérieusement. J’ai toujours été très sensible à la nature : enfant, j’ai eu ce bonheur de disposer d’un biotope très, très vaste. Nous habitions au bord d’une petite ville, et notre maison donnait pratiquement dans les prés, les champs et le bocage de l’ouest de la France – en l’occurrence les Deux-Sèvres. J’avais donc une liberté extraordinaire, et j’adorais être seul dans la nature. J’étais très sensible aux beautés et aux mystères, et en particulier à ceux des buissons serrés, où j’avais remarqué qu’il y avait des passages d’animaux. Je me couchais par terre, j’observais ce qui s’y tramait ; il y avait là tout un mystère qui m’absorbait. J’adorais soulever les pierres, regarder ce qu’il y avait en dessous – je me rappelle même être allé de jour en jour vérifier ce qui se passait sous une certaine pierre… J’avais donc cette sensibilité.
Ensuite, dans la pratique musicale, il n’y a eu au début aucune relation explicite avec les oiseaux. En tout cas pas lors de mon premier apprentissage en Andalousie – même si les beautés de la nature sont de fait évoquées dans la poétique du flamenco. Quand, plus tard, je suis arrivé au Maroc, j’ai eu la chance d’être aussi dans la nature : la première année, j’ai habité dans une tribu de la plaine ; et à partir de la deuxième, dans une tribu de la montagne. Là, ça voulait dire être dans un village avec des falaises, avec un ou deux aigles qui nichaient là-haut, un torrent qui coulait nuit et jour, des singes qui quelquefois apparaissaient… J’ai ensuite découvert le plateau, à 1 500 mètres, où on se trouve non seulement dans le monde sensible mais aussi comme il y a 5 000 ans, c’est-à-dire dans une autarcie totale – avec pratiquement aucun objet venant de l’extérieur, et un mode de vie propre à des gens qui entretiennent une forme d’empathie extrêmement profonde avec la nature ; au point qu’ils savent ce qui se passe dans la société des hommes, mais aussi dans la société des animaux. Quand, au Maroc, on s’arrête en voiture dans une campagne déserte, il ne faut pas dix minutes pour voir arriver deux ou trois bergers berbères. Pourquoi ? Parce qu’ils quadrillent le terrain, sont disséminés partout. Ce quadrillage fait que, par les bergers, les groupes humains des montagnes peuvent par exemple savoir les événements qui se passent dans la société des singes…
En Azerbaïdjan, ce que j’ai perçu dans le diapason, la manière de chanter
et la manière de jouer, en particulier un instrument comme le târ,
est ce que j’ai vu de plus ornithologique.

Ensuite, dans mon parcours, est venue la ville de Fès. Là, je suis davantage rentré dans de la poésie chantée, qui est sophistiquée, fleurie – on en trouve un peu l’équivalent dans la poésie française du XVIe siècle, avec une évocation du jardin, de la nature, et des oiseaux. Là, l’oiseau a effectivement commencé à être cité explicitement dans l’objet de mes études… Je passe les étapes : quand par la suite je suis arrivé en Azerbaïdjan, le bulbul, le rossignol, symbole par excellence de l’oiseau, est resté présent dans la poésie. Et s’il n’y avait rien d’explicite dans la musique, ce que j’ai perçu dans le diapason, la manière de chanter et la manière de jouer – un instrument comme le târ, en particulier –, est ce que j’ai vu de plus ornithologique : je veux dire par là qu’il y a là une clarté, une densité, qui n’est d’ailleurs pas sans poser de problème quand on veut jouer ça sur le oud. Parce que le oud joue beaucoup dans les médiums et les demi-teintes, dans la suggestion, dans ce qui est voilé. Alors qu’on se trouve là dans un art musical qui, au titre de cette clarté et de cette articulation détaillée, est dévoilé. C’est une esthétique particulière, qu’on va retrouver dans l’art du tapis. On est dans le monde de l’Islam chiite, où il y a un aspect du thème de la lumière qui nous parle de clarté. Beaucoup des tapis du Caucase ne sont pas du tout nuancés comme les tapis persans : ils ont des couleurs qu’on pourrait qualifier de “pétantes”, tout en étant très harmonieuses. Ils savent jouer sur le contraste fort, tout en restant élégants et distingués.
Ces expériences et découvertes ont-elles dessiné en toi, presque à ton insu, les prémisses d’un raisonnement et d’une sensibilité au monde des oiseaux ?
Il y a eu un lent effet d’accumulation, oui. Jusqu’à ce qu’un jour, alors que j’étais en train de jouer dans un parc, un rossignol vienne chanter derrière moi, à trois mètres, dans un buisson de lilas. Et là, je n’étais plus du tout en Orient, mais en Lorraine, dans le parc d’un château dont j’avais la chance d’habiter une aile pourrie… C’est l’oiseau qui est venu chanter derrière moi ; évidemment, je me suis arrêté, j’ai écouté, et je me suis aperçu – je l’avais déjà entendu, mais sans le réaliser – qu’il offrait des plages de silence importantes entre les différents motifs. C’est là que je me suis dit que j’allais oser m’engouffrer. Voilà comment ça s’est passé. Et le premier contact a été, disons, particulièrement médiocre de ma part. Ensuite, ça s’est arrêté pendant des années, et puis je me suis retrouvé dans la posture de me dire “Maintenant, je m’y mets”. Car je me suis régulièrement retrouvé dans un endroit, à savoir dans l’Aube, où je réside depuis des années et où, dans un certain bois, les rossignols étaient tellement présents que je ne pouvais pas me défiler…
Tout s’est donc fait très progressivement : c’est comme s’il avait fallu qu’il y ait une certaine densité de la concentration. Il y a une très belle image que les Orientaux utilisent souvent : c’est celle de la saturation en sel. Toute modestie mise à part, il a peut-être fallu un processus alchimique de cet ordre : que le sel s’accumule, s’accumule, dans l’âme du pauvre oudiste, jusqu’à ce qu’il cristallise un certain jour. Comme tu le sais, quand une solution est quasiment saturée, il suffit d’ajouter un grain de sel pour que tous les cristaux apparaissent. Eh bien ce jour-là, il est apparu qu’il fallait bosser dans ce sens. Et je m’y suis mis. Mais tout cela aura mis un temps fou à infuser.
Il est important de noter que tu ne t’inscris pas dans les traditions qui consistent à imiter l’oiseau, mais bien dans le désir de dialoguer avec lui.
Oui, l’imitation, c’est une autre perspective. On la retrouve par exemple chez les Chanteurs d’oiseaux, qui sont formidablement efficaces : eux viennent d’un monde très particulier, qui est celui des imitateurs d’oiseaux de la baie de Somme – une très belle institution, d’ailleurs. Mais ce qui est très différent de leur côté – parce que j’ai parlé avec eux –, c’est qu’ils ont reçu la transmission d’un savoir-faire qui est celui des oiseleurs. Savoir-faire qui est devenu plus esthétique qu’utilitaire, mais qui à l’origine était destiné à attirer, attraper, chasser les oiseaux. L’homme devenait un appeau, donc un appât. Cela étant dit, ce à quoi ils sont arrivés, c’est-à-dire le degré de fidélité au message initial qu’ils parviennent à trouver avec la voix sifflée, c’est faramineux.
Comme tu l’évoquais plus tôt, ton passage à l’acte est aussi lié à un monde poétique, oral ou écrit, que tu as longuement fréquenté au gré de ces pérégrinations et études.
Bien sûr, oui. Dans la poésie andalouse et le flamenco, il y a, comme je le disais, quelques allusions, qui sont très passagères, et quelque part néo-romantiques. Dans la poésie orientale – arabe, turque, persane –, le rossignol est carrément une sorte de Mercure : c’est un messager du monde subtil. Comme chez les Grecs et les Romains, il est d’abord une espèce de vecteur, de miroir de l’émotion dans l’âme de celui qui l’écoute. Mais ça va beaucoup plus loin, en particulier avec la fameuse Conférence des oiseaux de Farid-Ud-Din ‘Attar : parmi les oiseaux, il est une sorte de prophète, et un témoin du pacte primordial. Ça va donc très, très loin. Alors, on entend bulbul en turc, bolbol en persan, boulboul en arabe, etc, et c’est vrai qu’on pourrait s’arrêter à une simple métaphore poétique. Mais ce qui est intéressant avec la poésie de Attar et des Persans, c’est que ça va bien au-delà. Le rossignol est aussi “celui qui verse le vin”, il est aussi les chansons.
Cela étant dit, le monde européen n’est pas en reste. J’ai ainsi trouvé dans la poésie française un certain poète protestant ami d’Henri IV, Guillaume de Saluste du Bartas, qui non seulement n’a rien à envier aux Orientaux, mais qui sur un certain point va même plus loin que ce qu’ils professent dans leur amour du rossignol. C’est là qu’on s’aperçoit que les poètes du XVIe et du XVIIe siècles avaient une vraie connaissance du luth – une familiarité, soit qu’ils en jouaient, soit qu’ils vivaient dans la compagnie permanente de luthistes. Et ça, c’est très intéressant. Sur le plan symbolique et analogique, les Orientaux vont très loin, et la miniature persane, par exemple, en dit peut-être plus, parfois – on y voit souvent le sage au bord d’une source, avec son setâr, et des oiseaux en proximité. Mais Du Bartas, lui, va nous montrer qu’il connaît ce qui préside à l’amour de la nature, et ce sens extrêmement profond de la résonance musicale dans l’âme humaine. Il va falloir qu’on le traduise en turc, en persan et en arabe !
Un homme équilibré, c’est-à-dire ayant un rapport existentiel
avec la nature, ne peut pas être insensible aux mystères et à l’harmonie.
Ta surprise face à cette découverte des vers de Du Bartas vient-elle du fait que, jusqu’à présent, tu aurais plutôt eu la sensation que l’Occident, sur le plan du rapport poétique au monde, aurait été moins informé, moins sensible que l’Orient ? Ou qu’il aurait perdu en qualité d’attention au cours de ces derniers siècles ?
Quand je suis rentré du Maroc, en 1975, 1976, d’une certaine façon je me croyais plus marocain qu’un Marocain… Le temps a passé depuis, et mon état d’esprit a heureusement bien changé, car il ne me paraît pas très intelligent de remplacer un formalisme par un autre… Surtout, j’ai entretemps été invité à étudier de plus près notre civilisation occidentale, pour voir que tout s’est passé à la révolution industrielle, et qu’elle ne se serait pas produite si certaines perspectives de la Weltanschauung, de la vue du monde occidentale, n’avaient pas évolué : en d’autres termes, il n’y a pas eu la Révolution, ni la Révolution industrielle, pour rien… Mais avant cela, il n’y avait dans nos contrées rien de moins qu’en Orient pour ce qui et de la sensibilité à la nature, à la musique et à son aspect cosmique. Simplement, ça s’inscrivait dans une autre sensibilité, notamment en raison d’une culture religieuse qui a forgé les mentalités pendant 2 000 ans.

J’ajoute que, enfant dans les Deux-Sèvres, j’ai eu la chance, non pas d’échanger explicitement avec des anciens, mais de sentir des parfums de cela. Quand plus tard, j’ai connu le Languedoc, j’ai fréquenté par chance un homme que j’appelais le “dernier des Mohicans”, qui des mystères de la nature n’en savaient pas moins que les Berbères que j’avais croisés sur les hauts plateaux. Potentiellement, l’homme est le même partout ; mais ensuite, il y a des colorations de cultures, qui ont été affirmées par différentes options religieuses, dans différents secteurs du monde. Mais ce qui m’intéresse à travers l’art, l’esthétique et son rapport avec la nature, ce serait une forme de sagesse qui, à mon avis, est universelle. Un autre souvenir me vient brusquement : j’ai eu la chance de marcher quinze jours durant dans le Triangle d’Or [région montagneuse d’Asie du Sud-Est aux confins du Laos, de la Birmanie et de la Thaïlande], et j’y ai vu des soirées musicales dans des huttes en bambou qui étaient tout à fait de cet acabit : un mec qui, sur deux cordes et avec un plectre qui était le bout d’une corne de buffle dans lequel il enfonçait l’index, jouait quelque chose comme 24 notes par minutes – et tout le monde était en transe. Lui travaillait avec la lenteur… Et puis au Rwanda, au Burundi, très vite et en passant, j’ai aussi vu quelqu’un qui, jouant un plateau avec une corde et faisant des allers et retours, a aussi mis les gens en transe en sept secondes. Ce phénomène de dépassement des limites de la carcasse humaine, je crois donc qu’il est propre à l’homme. Bien sûr – et là, c’est peut-être Rousseau qui revient… –, on peut développer ici le thème de la civilisation qui va désinformer le bon sauvage, ce qui est évidemment très schématique… Mais je crois que potentiellement, dans notre monde humain, il y avait tout, partout. Un homme équilibré, c’est-à-dire ayant un rapport existentiel avec la nature, n’étant pas aussi agressif qu’après la Révolution industrielle, ne peut pas être insensible aux mystères et à l’harmonie. Et ça, je suis persuadé que c’était vrai pour tout le monde.
Après, ce que j’aurais tendance à penser, c’est que le rossignol est un professeur. Et si je peux prendre des dernières leçons le jour qui précèdera ma mort, j’en serai très heureux. Par certains aspects, ce professeur est inaccessible – dans le sens où il donne tellement qu’on ne digère que le dixième de ce qu’il donne.
Quels enseignements le rossignol t’a-t-il précisément apportés, que tu n’aurais à coup sûr pas reçus sans lui ?
Ce que je mesure avant tout, c’est que cet enseignement est incommensurable. Mais pour être plus précis, plus explicite, il m’a appris – et c’est là en contraste faramineux avec le son – que le grand chapitre de l’éloquence, eh bien c’est le silence… Il y a des cas où, dans la mesure de mes moyens humains, j’essaie quand même d’imiter le rossignol ; et puis il y a les autres cas où, la fatigue aidant – car ça demande une concentration intense, et au bout d’une heure et demie on a envie de passer à autre chose –, j’oublie tout, et alors je joue. Mais je joue en sa présence, et quelque part en dialogue. Je pense en particulier que ce que j’ai le mieux réussi dans le domaine du taqsim, c’est-à-dire de l’improvisation libre, c’était en présence du rossignol.
Tu dis avoir repéré cinq modes par lesquels le rossignol semble déployer son éloquence. Est-ce dans les moments où tu essaies de l’imiter que tu as pu entrer dans ces arcanes-là ?
Oui, Ce que je ne sais pas, c’est s’il y a des circonstances extérieures ou des lieux qui font que tel ou tel mode est choisi. Mais j’ai effectivement identifié cinq modes, et surtout j’ai constaté que ce sont des modes dans leurs versions d’Azerbaïdjan.
Ce qui signifie que, s’il y a une traduction possible des chants du rossignol dans le langage musical humain, c’est par un truchement extrêmement précis. Pour le coup, ce n’est pas universel : l’harmonie occidentale tempérée, par exemple, ne permet pas cette traduction, ou du moins pas de manière aussi fine.
Oui, mais rappelons déjà que le tempérament occidental d’aujourd’hui n’est pas celui qui existait au XVIe siècle ! La musique classique dans son acception tempérée est arrivée avec le romantisme et la Révolution industrielle – qui sont peu ou prou la même chose ! Avant cela, les deux instruments référents de la musique savante en Occident étaient le luth et la viole – qui était considérée comme un luth à archet, et était d’ailleurs accordée comme lui. Dans les deux cas, il y avait des frettes en boyau qui déterminaient le tempérament, et que les musiciens accordaient après avoir accordé leurs cordes…

Mais je reviens au rossignol : quand il joue un mahur [l’un des modes de la musique azérie], c’est-à-dire une allure majeure, il a une sensible de quatre commas, et non pas de quatre commas et demi comme dans le tempérament égal. Et ça, on va le retrouver dans les tempéraments occidentaux anciens comme dans le mahur d’Azerbaïdjan… Et puis allons plus loin : prenons le rossignol quand il chante un mode à trois quarts de ton – par exemple un ré-mi-fa avec un mi “moins le quart”. Eh bien, au Conservatoire occitan, on pourra trouver un enregistrement d’un berger de l’Aveyron, sans doute réalisé vers 1900, et qui chante ce mode de manière constante. Alors évidemment, en écoutant cela, les musicologues sérieux diront : “C’était un berger, donc c’était un ignorant, donc il chantait faux.” Sauf que ce chant “faux”, il le tient parfaitement et pareillement tout du long ! Ce qui veut dire en vérité qu’il chante dans ce mode-là.
Ce qui est intéressant dans les modes orientaux, c’est qu’ils seraient la transmission de formes hyper ancestrales de modalités qui datent de l’Antiquité de l’humanité, lesquelles obéissent à Pythagore – lui-même n’étant pas un inventeur, mais rapportant ce que les Anciens faisaient. Il n’est donc pas exclu que, et le rossignol et certaines modalités orientales soient le reflet d’une sorte d’archétype de modalité.
Par ce biais, on en vient à se poser la question de la musique classique tempérée, qui depuis l’époque romantique n’a cessé de courir après l’évocation des chants d’oiseaux, des sons et de l’harmonie de la nature. Alors que son outil n’est pas forcément le plus adapté…
C’est là toute la thématique de Messiaen et de son Catalogue d’oiseaux. J’ai trouvé de très beaux passages de ce qu’il dit sur le rossignol – il en fait vraiment le roi des chantres de ces bois. Ce qui est intéressant, c’est que, par rapport aux articulations et aux intervalles de son chant, les motifs que Messiaen a retranscrits et qu’il introduit dans ses œuvres sont schématiques, mais ils fonctionnent : on reconnaît l’oiseau – parce qu’il avait quand même l’oreille, hein ! À travers un système qui est légèrement déformant, il a assez de génie pour nous faire reconnaître l’oiseau. Et puis ce qui est important chez Messiaen, c’est qu’il est sérieusement ébranlé par les oiseaux en général, et par le rossignol en particulier. Un compositeur comme lui ne peut pas ne pas avoir d’oreille, et ne pas entendre qu’il y a là quelque chose d’incommensurable.

Derrière ces dialogues avec les oiseaux, il y a enfin le thème du “grand concert” – l’idée, vérifiable par nombre d’enregistrements sonores, que les chants d’oiseaux s’inscrivent dans un grand tout, et s’harmonisent avec lui.
Ça, c’est faramineux. Quelqu’un a travaillé sur la forêt de Guyane, qui dans un monde et avec des oiseaux totalement différents a souligné cette affaire d’unicité2. Ça va d’ailleurs plus loin, et j’ai à ma disposition des enregistrements qui en témoignent : quand une voiture klaxonne ou qu’une moto passe et vrombit, elles sont aussi dans l’harmonie… Là, il faudrait citer Baudelaire et ses Correspondances, dans lesquelles il évoque l’unicité des mystères qui sont dans les forêts. “La Nature est un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de confuses paroles…”
Tout cela pourrait nourrir un séminaire… Mais je conclurai en disant qu’on nous parle de protection de la nature, et tout et tout, et c’est évidemment très bien. Mais sans suivre les affaires politiques de très près, il ne me semble pas avoir entendu, chez ceux qui se disent écolos, d’arguments poétiques sur tous ces sujets. C’est un peu désolant. Alors qu’ils cherchent à convaincre, ils oublient là un aspect de la dialectique qui me paraît essentiel.
Tu touches là un sujet qui me tient particulièrement à cœur : la manière dont les rapports sensibles au monde sont globalement dévalorisés. Cette matière vivante, potentiellement vibrante en chacune et chacun de nous – avec tout le tissu de relations qu’elle trame entre nos sens et nos pensées et le monde –, ne semble plus considérée comme sérieuse. Elle ne le sera en tout cas jamais autant qu’un dossier administratif, un discours officiel, ou tout ce qui pourra répondre à des logiques purement fonctionnelles, organisationnelles, protocolaires, ou scientistes.
Nous sommes tellement mangés par les technocrates, oui, qu’une mentalité sèche et stérile a fini par se développer et se répandre, qui en étant poète a peur de ne plus être sérieuse. Or, des concerts avec oiseaux, j’en ai donné plus d’un… Et je peux témoigner qu’il y a bien des gens que ça remue profondément. Il me semble que nous serions bien avisés d’en prendre compte.
- Le Voyage, la musique et le fil d’Ariane, Les Trois Colonnes, 331 pages, 2025 ↩︎
- Sans doute s’agit-il des enregistrements de l’ingénieur géographe Jean-Marcel Hurault (1917-2005), dont on peut écouter des extraits ici. ↩︎


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