© Sébastien Jourdan
Ce vendredi 5 avril à l’Opéra Underground, la pianiste Claudine Simon présente sa nouvelle création, Anatomia, opération métamorphique par laquelle l’exercice familier et codifié du récital se mue peu à peu en entreprise de dissection, la pratique de l’organologie (l’étude des instruments de musique, de leur histoire et de leur morphologie) vire à l’étude anatomique, l’art de l’interprétation devient précis poétique de décomposition-recomposition.
Tout commence (et, dans un sens, finit) avec Funérailles de Franz Liszt, pièce romantique virtuose composée en mémoire de trois amis tombés lors de la révolution hongroise de 1848. Entre tombeau profané, dépouille offerte au scalpel du médecin légiste et machinerie désossée, l’instrument-roi s’entrouvre alors, littéralement, se défait, comme pour mieux laisser voir la musique qui le traverse, s’échappe de ses entrailles. Dans la salle de concert transformée en théâtre anatomique, la scène devient surréaliste : le piano est savamment et implacablement déconstruit, démembré. Toujours résonnants, ses organes isolés, suspendus dans l’espace, semblent dotés de vie. A la manière d’une science-fiction, c’est comme si nous rétrécissions pour pénétrer dans les dédales de l’instrument, tandis que l’écoute, elle, s’élargit et fond dans les détails du tableau sonore.
Après Pianomachine, Claudine Simon se poste à nouveau à la croisée du concert, de la performance et de l’expérience visuelle, de la lutherie et de l’étude des corps, des secrets de la matière et des fantômes du vivant – prolongeant par le geste les recherches et réflexions du philosophe musicologue Peter Szendy dans son ouvrage Membres fantômes. Une position à part qui, à distance des figures imposées du cursus classique qu’elle a initialement suivi, est aussi pour elle une manière de revenir à une certain art de l’enfance, nourri des fruits patiemment mûris de l’expérience – comme on peut le comprendre à travers l’entretien qui suit.
Dans un article que Le Monde t’a récemment consacré, on apprend qu’avant de suivre un cursus de pianiste classique et de gravir tous ses échelons, tu as été une enfant dont la relation à la musique et à l’instrument s’est nourrie de manière totalement empirique, solitaire, “ludique et jubilatoire”. Avec Anatomia, comme avec Pianomachine auparavant, as-tu la sensation de renouer avec la nature première de cette relation ?
Claudine Simon – Enfant, j’ai construit en autodidacte ma relation au son, aux objets sonores, aux toy pianos, et je m’aperçois effectivement que cette relation est très proche de la musicienne que je suis aujourd’hui. À l’époque, je contrôlais aussi tout le temps mon écoute, la hauteur des notes, j’allais sans cesse vérifier le la au téléphone, si bien qu’ainsi je me suis aussi fabriquée une oreille absolue. Je me suis également inventée un univers sonore en reproduisant les morceaux qu’on me chantait.
Et c’est à cet âge-là, que j’ai ressenti mes premières émotions esthétiques, à travers des œuvres qui n’étaient pas forcément dans le champ classique. Je suis passée assez rapidement de Clayderman (le seul disque que j’avais à la maison) à Rachmaninov !
Cette irruption de la musique dans ton enfance – et la place prépondérante qu’elle a prise – a-t-elle été le pur fruit du hasard ? Ou y avait-il une forme de prédestination ?
Rien de prédestiné, non. À la maison, il n’y avait pas de musicien, d’art, de culture, de livres. Un jour, des amis de mes parents m’ont simplement offert un petit orgue à piles à deux octaves, et pendant des années il ne m’a plus quittée. Je m’enfermais dans ma chambre et je faisais ces expériences à longueur de temps, j’étais déjà complètement habitée par la musique. De la même façon que d’autres enfants jouaient avec des Lego, je me suis développée en passant mes journées sur cet instrument. Devant l’insistance de cette relation à la musique, mes parents ont fini par m’inscrire à des cours particuliers de piano. J’avais un désir immense de musique, mais j’ai alors vu – et subi – la direction qu’il fallait prendre pour avancer dans l’apprentissage.
Comment une nature comme la tienne a-t-elle pu se plier à un système parfois rigide ? Était-ce par sens de la discipline, ou parce que tu vivais avec l’espoir de revenir un jour à ta relation initiale à la musique ?
Je me suis accrochée parce que je sentais que subsistait en moi quelque chose de vibrant. Et aussi parce que, dans un contexte familial particulier, la musique représentait une bouée : j’avais besoin d’elle pour créer mon propre monde… Depuis, j’ai enseigné à mon tour, au Conservatoire de Chambéry, et je n’ai plus du tout eu affaire à cette forme d’enseignement qui date d’avant que les apports des sciences de l’éducation révolutionnent l’enseignement spécialisé de la musique. Pour moi, enseigner, c’est davantage une façon de rendre au monde ce que je lui dois pour m’avoir formée.
Quand as-tu entrevu la lumière – que ce soit dans le contexte pédagogique, peut-être, ou plus tard lorsque tu as entrepris de créer tes propres spectacles ?
À un moment donné, dans cet apprentissage, j’ai été très valorisée parce que ça marchait bien, que j’étais parvenue à gravir les étapes une à une, au conservatoire de Lyon (à Fourvière) et puis en entrant au CNSMD de Paris. J’ai pu faire des rencontres artistiques formidables, avec d’immenses musiciens (Pierre-Laurent Aimard, Maria João Pires, mes professeurs au CNSMD Marie-Josèphe Jude et Jean-François Heisser…) puis j’ai fondé un trio (violon, violoncelle, piano) qui a beaucoup tourné, et j’ai commencé une carrière de musicienne classique. Parallèlement à cette vie-là, j’ai développé d’autres pratiques comme l’improvisation, le théâtre musical et commencé à travailler avec des compositeurs vivants ! J’ai la sensation d’avoir mis des années à comprendre quelle musicienne j’avais envie d’être. J’ai dû déconstruire beaucoup de choses que j’avais apprises pour pouvoir développer une autre forme d’oreille, plus proche de mes premiers émois musicaux.
Trouvais-tu parfois des motifs de satisfaction, voire de plaisir, dans l’interprétation de la musique de répertoire ?
Oui ! Dans la musique de chambre particulièrement, il y a eu plein de réjouis-sances musicales, et aussi de moments de complicité. Mais lorsque je suis dans la position d’improviser ou dans le cadre d’un projet de spectacle vivant, c’est une autre énergie, un autre canal qui me relie à la musique et qui interroge aussi beaucoup plus ma pratique. Parce que ça se joue également sur des plans symboliques, métaphoriques. Anatomia, c’est une forme d’allégorie par rapport à mon parcours : on part d’une situation de récital, et puis on ouvre complètement le champ… Il y a aussi eu l’apport de la philosophie, comme avec les textes de Franck Lemonde dans Pianomachine. Les thématiques qui sont en jeu dans ces spectacles donnent plus de richesse à ce que j’ai envie de créer, et me permettent aussi de nouer d’autres relations autour de chaque projet.
Dans l’article du Monde, tu parles du tournant qu’a représenté ta fréquentation de la classe d’“improvisation générative” d’Alain Savouret au Cnsmd de Paris. Peux-tu m’en dire plus à ce sujet ?
L’improvisation “générative” se distingue de l’improvisation “idiomatique” dans le sens où elle ne mène pas vers un style en particulier : c’est d’abord une recherche de grammaire sur les instruments, et aussi un art de l’écoute qui emmène vers un nouveau solfège. Ce qui est important, quand on est dans le champ sonore, c’est de nouer des choses, de nouer les sons : quel type de son, quelles qualités, quelles propriétés, quel type d’écoute – macrophonique, microphonique, mésophonique ? Il y a là tout un horizon qui s’ouvre, avec un vocabulaire, une façon de vivre, d’entendre et de respirer la musique qui n’est vraiment pas la même.
Est-ce la découverte de cette pratique qui t’a ouverte sur d’autres champs musicaux, mais aussi sur des disciplines et arts voisins comme la philosophie ou l’organologie ?
Le piano, c’est très solitaire ! Tu mets aussi tellement d’années à obtenir une technique transcendante pour pouvoir jouer le grand répertoire – concrètement, et en exagérant un poil, c’est six heures par jour pendant deux décennies. La formation, et le temps et l’énergie qu’elle te demande, ne te laissent pas trop d’opportunité pour sortir de ce territoire… Mais pour répondre à ta question, je ne me suis pas du tout ouverte immédiatement à ces autres champs. C’est passé par des prises de conscience très lentes, beaucoup de temps pris à cheminer, réfléchir entre chaque étape. Au début, je dirais même que ça a été un peu déroutant. Je sentais que je devais déconstruire la gestuelle – par exemple, en faisant résonner le piano de l’intérieur plutôt que sur le clavier, en produisant des sons que je n’avais jamais entendus auparavant. J’avais pu jouer des pièces de Cage ou de Cowell qui allaient dans ce sens, mais il ne s’agissait plus de reproduire leur musique : je devais trouver une grammaire qui m’était propre. La rencontre avec Alain Savouret date de 2000, mais il m’a fallu une décennie pour commencer à entreprendre des projets et à les produire. J’ai d’abord travaillé en tant qu’interprète pour des compositeurs comme Samuel Sighicelli, dont l’approche allait plus vers l’écriture de plateau, pour petit à petit pouvoir m’engager vers la conception de performances ou de spectacles personnels.
Pour en arriver à des formes comme Pianomachine ou Anatomia, et à ce qu’elles recouvrent comme pensées et comme désirs d’exploration, par quel processus de recherche, de documentation passes-tu ? Considères-tu qu’il s’agit d’une forme d’étude(s) ?
Absolument. Pendant des années, j’ai par exemple beaucoup accompagné le cinéma muet, des titres les plus classiques à des films expérimentaux. Par les rencontres que j’ai pu faire, je me suis intéressée à l’esthétique du son au cinéma et j’ai développé un regard plus critique sur ces questions-là. Plus tard, j’ai fait beaucoup de théâtre musical, et j’ai travaillé avec la danse, sur plusieurs projets où, au plateau, j’étais à la fois une musicienne et un corps en mouvement… Petit à petit, comme dans une polyphonie, plusieurs voix ont commencé à s’écrire. C’est la même chose avec la philosophie, les textes dans lesquels les musiciens théorisent leur démarche – comme Pierre Schaeffer dans le Traité des objets musicaux par exemple… Pianomachine s’appuie beaucoup sur des éléments qui viennent d’Antonin Artaud et Gilles Deleuze, et qui sont de l’ordre de concepts. Tout cela nourrit ma matière, grâce aussi à la rencontre avec des personnes qui sont plus éloquentes que moi dans ces domaines, et dont les idées, les parcours finissent par s’intégrer à mon travail. J’ai l’impression que, dans ma façon de créer, une polyphonie se dessine ainsi, faite de multiples voix qui s’expriment dans un champ élargi de réflexion et de réalisation.
A l’origine de Pianomachine ou d’Anatomia, on sent bien qu’il y a toute cette matière abstraite, spéculative, faite d’échanges et de croisements de pensées. Mais sur scène, on perçoit aussi ton désir de la transformer, de la traduire en applications, en situations ou en gestes très concrets, très physiques, dans lesquels le corps est fortement impliqué.
Dans Anatomia, il y aussi une forme de dépouillement : une fois le piano désossé et vidé, les possibles de ma grammaire se réduisent considérablement, et très concrètement. Je n’ai plus de clavier, je suis obligée de me réapproprier les éléments séparément, pour pouvoir continuer à être musicienne. Ça me plaît beaucoup d’aller vers cette réduction des moyens, alors qu’un piano, par essence, c’est un orchestre : il est surpuissant – dans sa symbolique aussi, dans les tonnes de tension qu’il retient dans ses cordes… Du point de vue symbolique comme de la sensorialité de sa présence, ça ne raconte donc plus la même chose.
Tu parlais plus tôt de la “tension” qui t’habitait lorsque tu interprétais le répertoire classique : avait-elle à voir avec cette force symbolique écrasante du piano comme instrument-roi, de son histoire, et de tous les fantômes qu’il abrite en son sein ?
Bien sûr. Quand tu joues Beethoven aujourd’hui, il te faut assumer toute l’histoire des interprétations, et de tous les compositeurs qui lui ont succédé depuis… Cette histoire, je préfère la revisiter, l’alléger de sa symbolique. Anatomia, c’est une manière d’atteindre un point d’allègement. J’éprouve une vraie sensation physique quand le piano est en train de voler.
Disséqué, le piano devient comme une dépouille dont s’échappe, je l’imagine, nombre de spectres – ce n’est d’ailleurs pas un hasard, sans doute, si tu commences le spectacle avec Funérailles de Franz Liszt.
Oui, mais est-ce que ce sont vraiment des spectres de musiques défuntes qui s’en échappent, ou au contraire des chants nouveaux – à travers ces vibrations, ces grincements que je produis à la fin ? Ce qui est intéressant aussi dans Anatomia, c’est qu’on peut y entendre en filigrane le trajet de Liszt lui-même, qui après avoir été un virtuose et un compositeur flamboyant – ce dont témoigne ses pièces comme Consolations ou Funérailles – a vraiment préfiguré le XXe siècle dans ses dernières compositions, très dépouillées. Notamment dans Nuages gris, qu’on entend à la fin d’Anatomia et où il n’y a quasiment plus de tonalité ni d’accords. Anatomia marque donc aussi les étapes de son propre parcours.
Anatomia est donc aussi un chemin vers une forme de décantation, d’épure.
J’ai été très habitée par la lecture d’Une brève histoire des lignes de Tim Ingold – un travail sur la ligne, et à travers elle sur la trace, la mémoire. J’ai associé Anatomia à une partition, avec des lignes dans lesquelles s’inscriraient à la fois le chemin de Liszt, le chemin du piano normé vers le piano disséqué, ou encore cette bascule qui au XXe siècle nous a menés de la musique de notes au monde sonore et à la multiphonie… À la fin, Nuages gris est diffusé dans un transducteur qui vient faire vibrer les cordes : on réinjecte donc ce Liszt tardif dans le piano. Ça crée une présence poétique, une sorte de transfiguration. “Évoluer le long d’un chemin est une chose, relier les points en est une autre”, dit Tim Ingold.
Anatomia recompose – ou bien décompose – également le rapport entre le corps et l’instrument.
C’est la question que je me pose en m’adressant dans le spectacle à des éléments de piano qui ont été séparés : comment réinventer une gestuelle, comment se recomposer soi-même face à cela ?
Au début d’Anatomia, avant que le piano soit démantibulé, tu interprètes donc Funérailles de Liszt : l’expérience de ce spectacle pourrait-elle redéfinir, recomposer ta relation au répertoire ?
Oui, j’éprouve énormément de plaisir à jouer le répertoire, avec un regard complètement décalé. Je me sens plus libre aussi dans ma palette d’interprète : je n’ai plus les mêmes sensations, tout cela a bougé. Ça a régénéré un mouvement intérieur, apporté une respiration qu’on ne peut pas trouver quand, pour passer les échelons et les concours, on est plongé dans une pratique quasi obsessionnelle de l’instrument. Aujourd’hui, si je peux travailler les Sonates de Schumann et être amenée à les jouer, ce sera plutôt dans une dynamique où ce répertoire, à un moment donné, sera réinterrogé.
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