Le rythme a toujours été un élément constitutif essentiel de la musique des Marquises : dans Soleils Noirs, il s’absente, ou plutôt il se mue en pulsation, plus sourde, moins littérale. Comme si tu avais voulu continuer à explorer le rythme, mais par en dessous.
Jean-Sébastien Nouveau – Oui, d’une certaine façon j’ai essayé de le mettre de côté. Sur la seconde pièce de l’album, Le sommeil du berger, la question s’est posée de manière plus aiguë : est-ce qu’il ne fallait pas en rajouter, voire se lancer dans un de ces trips rythmiques que j’adore ? En général, j’ai du mal à me réfréner sur ce plan, mais cette fois-ci j’ai tenu bon. J’en suis resté volontairement à une forme de “pauvreté”, j’ai résisté au plaisir des superpositions, pour lesquelles j’ai un certain goût mais qui auraient rendu le morceau par trop signifiant. Derrière Soleils noirs, il y avait aussi à l’origine l’idée de “calmer” un peu la matière, en tout cas en surface, et je n’ai pas voulu m’éloigner de cet horizon-là. Mais c’est vrai que j’ai du mal à me passer du rythme : c’est majoritairement par là que, dans les Marquises, tout commence. Le rythme, c’est l’armature. Avec le son, qui est le deuxième matériau de base. Je suis incapable de composer des morceaux au piano ou à la guitare : pour moi, tout part d’un son qui me plaît – et d’un son différent à chaque fois.
Ce qui ne t’empêche pas, in fine, de réaliser des agencements harmoniques ou de tracer des mélodies, que ce soit dans les précédents albums des Marquises comme dans Soleils noirs – même si c’est de manière là aussi plus diffuse, moins littérale que dans une démarche classique de songwriting.
Oui, mais j’aime ce qui reste le plus simple possible. Alors que je prise par ailleurs des rythmiques qui, à la base, ne sont pas et ne sonnent pas très naturelles. Pendant longtemps, je me suis même interdit de recourir à des pulses “normales”. Je suis sans doute moins intransigeant aujourd’hui, mais chercher des signatures rythmiques un peu bizarres, un peu tordues, reste un vrai plaisir, qui s’accentue lorsqu’en fin de compte elles paraissent couler d’elles-mêmes. Le plus amusant étant que je suis par ailleurs incapable de les écrire. Récemment, dans l’émission Côté club sur France Inter, Martin [Duru] et moi avons joué en direct L’Ailleurs, cette chanson qui est le “single” bonus de Soleils noirs. Ce soir-là, Mick Strauss, de Moriarty, était également invité sur le plateau, et après coup il m’a dit : “C’était super, ce morceau, j’ai beaucoup aimé, mais c’est quoi, sa signature ? J’ai rien compris !” J’étais incapable de lui répondre… Mais parce qu’au fond je m’en fous : je découpe un motif rythmique chelou, je construis le morceau par-dessus, qui ne tourne pas rond mais que j’essaie de rendre fluide. C’est un peu comme une maison : soit tu es architecte professionnel, tu penses précisément à tes matériaux, tu connais parfaitement les lois et les pratiques en la matière ; soit tu es un amateur, tu ramasses ce qui traîne autour de toi, tu colles ces éléments ensemble et tu te débrouilles pour que ça tienne et qu’en fin de compte ça bâtisse quelque chose. Ma relation à la musique, c’est celle-là : celle d’un amateur. Au fond, les morceaux des Marquises sont des édifices assez simples, mais réalisés d’une manière qui n’est pas commune, qui est la mienne propre. À mon niveau, c’est ce qui me plaît.
Ce que tu décris là m’évoque une autre caractéristique de ta pratique musicale : pour chacun des projets des Marquises, tu convoques (et partages sur ton site) des sources d’inspiration qui, en apparence, peuvent sembler assez disparates, et qui sortent aussi souvent du seul champ de la musique – qu’elles se trouvent du côté du cinéma (Jean Rouch, Werner Herzog, Philippe Cote…), des arts graphiques (l’artiste brut Henry Darger, Morgan Cuinet et ses photomontages…), de la littérature (La grande peur dans la montagne de Charles-Ferdinand Ramuz pour Soleils noirs)… Au-delà de ce qu’elles impriment dans ta propre création, ces références renvoient à des pratiques qui font écho à celle que tu décrivais plus tôt – extrêmement singulières, irréductibles, et souvent non dénuées d’une certaine sauvagerie ou rugosité.
Tous ces gens que tu cites font leur truc, tout simplement, en suivant leurs idées, leurs instincts, leurs modes de fonctionnement, leurs outils, sommaires ou pas. L’exemple d’Henry Darger est très éloquent de ce point de vue. Il ne sait pas dessiner, académiquement parlant, mais qu’importe : il décalque, fait des montages, prend des outils de base sans jamais copier ni imiter personne, pour poursuivre ses obsessions. Ce n’est pas donné, ce n’est pas si simple d’agir aussi librement, de manière aussi concrète. C’est au fond assez rare de trouver des esprits qui développent leur propre monde, leur mode de pensée. Je suis très admiratif de Philippe Katerine pour ça. Pas forcément pour l’aspect stylistique de son travail, mais pour sa liberté de ton, ses obsessions, son écriture qui peut être très lâchée, affranchie, et parfois très puérile – mais il y a en tout cas chez lui ce souffle singulier qui court partout. Ce qui, souvent, réunit aussi les artistes que j’aime, c’est qu’ils réalisent leurs créations dans leur coin, modestement mais radicalement.
De quelle manière intègres-tu tes partenaires de jeu au sein des Marquises – notamment dans Soleils noirs, avec la violoniste Agathe Max et Martin Duru, mais aussi le Quatuor Una Corda, qu’on retrouvera à vos côtés sur la scène de l’Opéra Underground ? Si c’est toi et toi seul qui dessine le périmètre créatif, vient un moment où tu fais entrer les autres dans le cercle.
Quand j’ai fait appel à Agathe, j’avais dessiné la grande trame des morceaux. Je lui ai demandé de jouer dessus de manière très libre, et elle était d’accord pour que je découpe dedans à ma guise, que j’ajoute des effets, etc. Elle m’a donc donné une matière, ce son bien à elle que je connaissais et désirais bien sûr, mais dont j’étais libre de faire ce que je voulais et qui a beaucoup enrichi le disque. Martin, lui, n’a pas participé à l’enregistrement – je l’ai souhaité, à un moment où le processus était déjà très avancé, mais il m’a dit que c’était mon truc, que je devais le finir seul. Pour le live, j’ai fait appel à lui parce que c’est mon acolyte de toujours et que ça tombait sous le sens, et lui aussi apporté sa pierre, une touche qui n’est pas sur le disque. Quant au quatuor, je suis naturellement ouvert à toutes les possibilités qu’il apporte, d’autant qu’après la réalisation du disque et un certain nombre de concerts, cette matière est désormais en mesure d’évoluer. Le tout est qu’on préserve une unité. L’apport d’un tel ensemble, qui est aussi une matière sonore en soi, devra s’intégrer à la masse, participer à un certain brouillage de lignes sonores… De manière générale, quand je travaille sur un disque ou un live et que je fais participer des gens, j’ai toujours ma petite idée, mon scénario. L’improvisation est toujours possible, mais je suis très attentif à ce qu’on se tienne à un cadre, je suis soucieux de la cohérence de l’ensemble. J’ai toujours peur que les choses débordent, qu’il y ait trop d’éléments, de motifs, de couleurs. La question du dosage est essentielle.
Une dernière question à propos de Vercors, le court-métrage en super 8 de Sébastien Berlendis qui sera projeté en ouverture de la soirée à l’Opéra Underground et dont tu as réalisé la bande-son. Quel lien sensible tisses-tu entre la matière que Sébastien crée avec ses images, et celle que tu agences en tant que musicien ?
J’essaie de me rappeler l’ordre dans lequel les choses se sont déroulées, si j’ai fait la musique sur les images déjà montées… Quoi qu’il en soit, ses bobines super 8 existaient, c’est certain. Et c’est une matière avec laquelle j’ai immédiatement accroché – du super 8, j’en ai fait aussi de mon côté –, dans laquelle j’ai plongé tête la première : cette substance nostalgique, ce grain, ces images pleines d’aspérités… Je suis très content du résultat. Ce film, c’est un bloc, l’image et la musique pour le coup font corps, se marient parfaitement, rien ne vient les contredire. C’est vraiment le type de condensation de matière et de cohérence instinctive dont je peux rêver.
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