Les Marquises, c’est le vaisseau spécial que le Lyonnais Jean-Sébastien Nouveau manœuvre depuis 2010. Un bathyscaphe dont l’équipage et les explorations fluctuent selon l’inspiration de son pilote, adepte des horizons indéfinis et des profondeurs énigmatiques qui relient pop expérimentale, utopies electro, musiques ambient ou répétitives. Avec les deux longues plages instrumentales de son dernier album, un autre cap est franchi : Soleils noirs est une traversée au lent cours, une immersion au cœur de la matière sonore, un voyage en deux temps qu’émaillent dans le fond et grainent en surface moult micro-mouvements, courants, friselis… Un travail de modelage à travers lequel court aussi une belle et profonde interrogation sur l’art de donner forme au flux de la pensée, aux perspectives flottantes de l’imaginaire, voire à la substance même du fantasme (en l’occurrence celui du voyage et du mouvement, quand les conditions de vie sont alors celles d’un confinement).
Ce mercredi 6 mars, l’Amphi de l’Opéra de Lyon accueillera une création live de Soleils noirs spécialement taillée pour l’Opéra Underground, dans laquelle les claviers et samples de Jean-Sébastien Nouveau et Martin Duru et le violon d’Agathe Max seront rejoints par le Quatuor Una Corda. Une plongée en ondes troubles dont les images en super 8 de Vercors, court-métrage de Sébastien Berlendis projeté en ouverture de soirée, constitueront un parfait contrepoint – Jean-Sébastien Nouveau ayant signé la bande-son de ce film où se pose sans cesse la question de ce qui, dans la trame des jours, fait cadre, fait plan – une fois toute dramaturgie bue, étanchée, rapportée au seul substrat du sensible quotidien, que le regard à sa mesure découpe, ajuste et met en vibration. Voilà qui motivait un échange avec Jean-Sébastien Nouveau.
Avec ses deux plages instrumentales de 20 minutes chacune, Soleils noirs exprime très clairement le désir d’une forme nouvelle : dans le parcours pourtant peu avare en explorations des Marquises, il représente un véritable franchissement de frontière, un passage vers un ailleurs. Peux-tu nous en dire plus sur ce qui a motivé ce désir ?
Jean-Sébastien Nouveau – Il est né d’une double frustration. Pendant le confinement, je me suis retrouvé dans une maison dans le Cantal, avec mes frères et avec Martin Duru [son partenaire de jeu historique dans Les Marquises]. Là-bas, nous devions commencer à travailler sur un disque. Mais dans le contexte, nous n’arrivions pas du tout à nous concentrer, à bosser sur les démos. Martin avait ses occupations, chacun de nous avait son bureau, et j’en suis arrivé à me demander ce que j’allais faire de mes journées. J’avais à ce moment-là le désir de travailler à partir de samples, parce que j’avais peu de matériel sur moi – essentiellement un clavier Midi. J’étais aussi en train de réaliser un clip pour un morceau de l’album La Battue, avec du found footage, des images récupérées – je passais pas mal de temps à en glaner sur le site archive.org. Selon la même logique, j’ai commencé à récupérer des sons, des bouts de musiques ; dès que leur grain me plaisait, je les gardais en échantillons.
Au bout d’un moment, je me suis dit que cette matière pourrait former la base d’un nouveau disque. J’ai repensé à un exercice qu’on nous donnait en arts plastiques, au collège : à partir d’un bout de papier qu’on nous donnait, nous devions dessiner, inventer autour. Ça m’a donné l’inspiration de Soleils noirs : sur la base d’un échantillon, élargir le champ, construire un monde. J’ai aussi repensé à une gravure [cf. ci-dessous] que j’avais récupérée dans une brocante, et qui me plaisait beaucoup : on y voit une montagne au loin, et au premier plan des gens dans une charrette, qui quittent un village. Cette image faisait écho au contexte dans lequel je me trouvais – le fait d’avoir rêvé de campagne, d’y être mais de ne pas vraiment pouvoir en sortir… Cette gravure était chez moi, à Lyon, et ma compagne, qui s’y trouvait, m’en a envoyé une photo.
Avec toute cette matière, je n’ai commencé à créer que des bouts. Je me suis dit que l’idéal serait que ce morceau n’existe que sous la forme de boucles, qu’il n’y ait pas de narration. Mais comment faire exister cela ? Un moment, j’ai pensé à l’associer à une exposition, à une photographie… Je suis en tout cas resté bloqué là-dessus, et pendant tout le confinement ça a gardé cette forme de simples bouts de morceaux constitués de boucles. C’est une fois de retour à Lyon qu’est venu le processus de réaliser de vraies longues plages. Peu de temps après, je suis aussi devenu père. C’était une sorte de second confinement : le fait de ne pas pouvoir sortir, de moins voyager – auparavant, je faisais toujours un ou deux voyages par an. Cette nouvelle situation m’a donné l’envie de fantasmer sur des endroits où je ne pouvais pas aller. De là est née l’idée de faire de longs morceaux : partir d’un point et me rendre ailleurs, réaliser des petits périples inventés, sans narration mais avec l’idée, très importante à mes yeux, de ne jamais revenir au même point. Contrairement à la pop, où il y a des couplets et des refrains, des motifs qui ont vocation à nous faire revenir sur nos pas. Le principe de la boucle n’empêche pas le mouvement : les deux pièces de Soleils noirs sont comme des pierres qui roulent, autour desquelles des choses s’agrègent, ou comme des vagues, qui par nature semblent ressasser mais qui avancent irrésistiblement.
Je reviens sur ce principe de l’échantillon originel, cette idée du détail à partir duquel tout un monde peut être reconstruit. Il me semble que tout cela ramène à la place importante que, depuis le début des Marquises, tu donnes à la matière et au grain – un mot que tu utilises souvent lorsque tu parles de musique. Cette relation à la musique et au son comme matières, avais-tu besoin de l’essentialiser, de la creuser plus profondément ?
Oui, en précisant aussi que, dans les précédents disques des Marquises, il y a toujours eu du chant. Or, plus il y a de la mélodie et à fortiori du chant, plus on délaisse le grain, moins on l’entend : la voix attire immédiatement l’oreille, elle apporte une narration, des points d’appui. C’est un phénomène qui m’a toujours frappé, y compris dans certains morceaux que j’aime beaucoup – par exemple dans Exit de Dominique A, sur l’album Remué, qui démarre sur un sample, une boucle qui crée de la matière pure, mais qui passe à l’arrière-plan dès que le chant arrive. Je trouve dommage que, parfois, quand on se trouve au cœur de la matière, on s’en extraie totalement. Mais j’ai moi-même mis longtemps à faire de la musique purement instrumentale, parce que je craignais que, sans chant, on tombe dans l’abstraction totale, qu’on n’ait plus de repères et que ça devienne un peu pénible. Lorsque j’écoute de la musique vraiment ambient, c’est parfois trop pour moi : si je suis perdu au cœur de la matière, je perds le sens de l’histoire. Si ce ne sont pas des nappes trop lisses et esthétisées, si c’est un peu granuleux et un peu sale, ça me va – j’ai besoin que ça accroche, qu’il y ait un côté un peu terreux. Dans Soleils noirs, je voulais entendre ça, et ne pas le cacher. Mais comme je craignais de m’ennuyer, j’ai eu ce souci qu’il y ait une avancée, soit par des mouvements presque imperceptibles, soit par des changements de tableaux plus marqués.
Pour le coup, il me semble que, dans Soleils noirs, on entend beaucoup chanter la matière, à travers les couches, les lignes, les évolutions de chaque pièce.
Ça me fait plaisir, parce que, pour la première pièce, L’Étreinte de l’aurore, j’avais vraiment envie de lyrisme – mais d’un lyrisme profond, qui ne passerait pas par des mélodies très développées. Mon souci était aussi de faire un minimum de notes. Parfois, quand nous jouons ces pièces en concert, que je sens un peu de tension dans le public et que je fais cinq fois d’affilée la même note, sans aucune modulation, je me dis “Purée, faut assumer !” Mais c’est ce que je cherchais : qu’il n’y ait pas grand-chose et que ce soit profondément lyrique. Qu’on sente que, derrière, ou par en-dessous, il y a, non pas un emballement émotionnel, mais quelque chose qui gronde sous la terre, qui sort un peu difficilement mais finit par émerger. L’image que j’avais pour ce premier morceau, c’était celle de montagnes prises dans la brume, derrière laquelle le soleil commence à percer très lentement, sans qu’on le voie jamais tout à fait – de la lumière venant petit à petit.
Les deux pièces de Soleils Noirs montrent bien que de la durée naît de l’espace. Elles ne font pas que tracer des lignes : elles ouvrent des territoires, qui se déploient latéralement, créent de la perspective. Le genre de phénomène qui ne s’obtient pas à priori dans des formes de deux ou trois minutes chrono.
Oui, et le plus difficile pour le disque, c’était de définir justement la durée de chaque chose. Parce que la perception qu’on s’en fait change tout le temps : un jour tu trouves telle séquence de 4 minutes incroyablement ennuyeuse, tu ne comprends pas comment tu as pu autant scotcher dessus, et puis le lendemain tu es au contraire convaincu qu’elle est beaucoup trop courte… Établir des relations stables avec la durée, c’est quelque chose que j’ai du mal à trouver, parce que ça engage sans cesse la subjectivité, l’état, l’humeur. Pour en revenir à la question de l’espace, L’Étreinte de l’aurore pose des axes, sur lesquels des éléments se posent et élargissent peu à peu le champ. Dans la seconde pièce, Le sommeil du berger, une sorte de route se dessine naturellement par le rythme, mais tous les éléments sonores qui surviennent ménagent là aussi des ouvertures sur les côtés, créent de la latéralité. Dans ma tête, j’ai imaginé ce morceau comme l’histoire d’un berger de montagne, qui en pleine nuit sort de sa cabane, trace sa route dans la forêt comme un somnambule, en marchant par intuitions, bifurquant une fois à droite, une fois à gauche.
Quand la matière musicale est beaucoup plus meuble qu’à l’accoutumée, et qu’elle ne se structure pas en couplets ni en refrains, comment s’organisent des formes comme celles de Soleils noirs ? L’amateur de cinéma et d’images que tu es dirait-il que cela relève de la technique de montage ?
La première chose, c’est que j’avais très clairement en tête l’idée de faire deux faces de vinyle. Mais pour le reste, à vrai dire, je ne me souviens pas très bien du processus, de la manière dont tout cela s’est organisé. Ce que je sais, c’est que j’ai construit les choses dans l’ordre, du début vers la fin : je n’ai pas aggloméré des bouts au petit bonheur la chance. Ça s’est fait naturellement, comme en déroulant un fil. Et par moments le fil bloquait… En général, quand je sèche en musique, que je suis un peu perdu et que je ne sais plus trop quoi faire, j’ai recours à des images qui m’aident à sortir de la page blanche, des images dont le grain me plaît bien, ou encore une certaine qualité de noir et blanc. Je mets ces images devant moi et je me dis “Bon, allez, maintenant, tu continues en regardant ça.” C’est arrivé à un moment donné, pendant l’élaboration de Soleils noirs. Je bloquais, et je suis tombé sur une peinture de Kandinsky, Lied, que je ne connaissais pas, qui n’est pas du tout abstraite – je me suis dit : “Ah ! ça, c’est bien, il y a de la couleur. Mettons-en un peu.” Et j’ai suivi cette voie-là.
Avec Soleils noirs, c’est aussi la première fois que je ne me suis pas attaché à chercher le disque “parfait”, à figer les choses en ce sens. Le but était que le résultat soit le plus juste possible au moment où je le faisais, et qu’il soit en phase avec ce que je vivais émotionnellement, ce qui me traversait. Cet album relève donc davantage de l’ordre de la sensation, avec un enjeu qui s’est déplacé par rapport aux précédents : il ne s’agissait pas de poursuivre un souci d’efficacité, mais de tenir la distance, de concevoir un déroulé qui mène naturellement d’un point à un autre.
[à suivre]
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